Francis Dupuis-DĂ©ri connaĂźt par cĆur les gros machos, quâil appelle dans ses cours et ses articles universitaires les «antifĂ©ministes» ou les «masculinistes». Dans son livre les Hommes et le FĂ©minisme : faux amis, poseurs ou alliĂ©s ? (Ă©ditions Textuel, 2023), le professeur de sciences politiques de lâUniversitĂ© du QuĂ©bec Ă MontrĂ©al (UQAM) sâintĂ©resse Ă tous les autres, ceux qui se dĂ©clarent fĂ©ministes.
Quelle est la proportion dâhommes se considĂ©rant comme «fĂ©ministes» ?
Elle est de 40 %, selon des sondages. On trouve le mĂȘme nombre dâhommes qui se dĂ©clarent fĂ©ministes aux Etats-Unis, au Canada et en France. Câest une progression : au Canada, ils nâĂ©taient que 28 % en 2001. Attention, dire quâon est fĂ©ministe au tĂ©lĂ©phone ne dit rien sur nos pratiques au quotidien. Les femmes, en particulier les plus jeunes, se dĂ©clarent de plus en plus fĂ©ministes, avec un total de 70 % en France, contre environ 50 % en 2016. LâidĂ©e que ce mouvement nâintĂ©resserait plus les jeunes est donc erronĂ©e.
Si lâon pose des questions sur lâĂ©galitĂ© au travail, les hommes sont plus nombreux Ă soutenir les femmes. Ce qui bloque souvent, câest le terme «fĂ©minisme». Le mot est considĂ©rĂ© comme trop radical, excessif. Les fĂ©ministes sont toujours accusĂ©es dâaller «trop loin», sans quâon dise oĂč elles auraient dĂ» sâarrĂȘter. Or, si lâon prend lâhistoire du XXe siĂšcle, il sâagit du mouvement le plus pacifique et modĂ©rĂ© qui soit, considĂ©rant quâelles ont Ă©tĂ© privĂ©es du droit de voter et dâĂȘtre Ă©lues, de leur nom, de lâĂ©ducation supĂ©rieure, de la propriĂ©tĂ©, des emplois, sans oublier les viols et les fĂ©minicides. Face Ă de pareilles injustices, on passe gĂ©nĂ©ralement Ă la lutte armĂ©e. Les hommes sont bien chanceuxâŠ
DĂšs la fin du XIXe siĂšcle, le fĂ©minisme Ă©tait vu comme trop radical, et mĂȘme comme une pathologie : les fĂ©ministes sont hystĂ©riques, probablement lesbiennes â alors considĂ©rĂ© comme une maladie, et mĂȘme un crime. Elles ne lutteraient pas contre des injustes, mais par haine des hommes. On dit la mĂȘme chose des hommes profĂ©ministes : ils sont des dĂ©viants sexuels â des gays â ou des hommes effĂ©minĂ©s, et entretiennent la haine dâeux-mĂȘmesâŠ
Vous Ă©tablissez diffĂ©rentes catĂ©gories dâhommes fĂ©ministes. Lesquelles ?
Je mâinspire librement des mouvements afro-amĂ©ricain et autochtone en AmĂ©rique du Nord pour distinguer les «complices», les «auxiliaires» et les «alliĂ©s». La complicitĂ© requiert des prises de risque, comme sâengager dans des conflits pour lâĂ©galitĂ© dans son lieu de travail, lâauxiliaire est plus en retrait, mais aide en termes logistiques, comme ces bourgeois progressistes qui donnaient de lâargent aux associations et aux journaux fĂ©ministes, enfin, les alliĂ©s, qui se pensent comme des camarades de lutte, Ă Ă©galitĂ© avec les fĂ©ministes.
Il y a aussi des catĂ©gories dĂ©crites de maniĂšre plus cyniques par les fĂ©ministes : dâabord le «poseur», le plus superficiel. Il aime les fĂ©ministes, mais notamment pour obtenir des gains de sĂ©duction. Lâ«initié» sây connaĂźt mieux, il a lu les bons livres, au point de se croire supĂ©rieur aux autres hommes, et mĂȘme aux fĂ©ministes. Mais quand ça commence Ă chauffer, il sâĂ©clipse, pour Ă©viter les coups. Ensuite, il y a lâ«autoflagellateur», qui se culpabilise, rĂ©pĂšte Ă lâenvi que ses privilĂšges le dĂ©goĂ»tent, sâattribuant ainsi le beau rĂŽle et attirant lâempathie, comme le dĂ©plore la fĂ©ministe Sara Ahmed. Enfin, lâ«humaniste» explique aux fĂ©ministes que tout irait mieux si on luttait ensemble, pour lâĂ©galitĂ© universelle, sans distinguer les hommes des femmes. Ce sont tous des faux amis.
Mais nâoublions pas que 60 % des hommes ne se disent pas fĂ©ministes ! Parmi eux, il y a les apolitiques, et bien sĂ»r les antifĂ©ministes plus ou moins affirmĂ©s.
Les hommes fĂ©ministes ont pu ĂȘtre moquĂ©s rĂ©cemment, aprĂšs lâexpression de la dĂ©putĂ©e Ă©cologiste Sandrine Rousseau sur son «homme dĂ©construit». Dans votre livre, ce terme nâapparaĂźt pas. Pourquoi ?
Jâai fait plutĂŽt rĂ©fĂ©rence Ă lâexpression new men («nouveaux hommes»), qui qualifiait les hommes profĂ©ministes au XIXe siĂšcle. Sur les caricatures anti-suffragistes, on les reprĂ©sente comme des hommes Ă la cuisine et sâoccupant des enfants en pleurs, alors que les femmes sortent voter. Les antifĂ©ministes parlent dâhommes «castrĂ©s» par les femmes. Les fĂ©ministes sont dĂ©nigrĂ©es par les antifĂ©ministes, il est normal que les hommes profĂ©ministes le soient aussi.
Comment convaincre les hommes de sâengager, alors que les femmes ont, a priori, une Ă©galitĂ© Ă lâĂ©gard du droit ?
Il faut leur dire que les fĂ©ministes dâaujourdâhui luttent contre les violences physiques et sexuelles. Le fĂ©minicide est un phĂ©nomĂšne sociologique terriblement rĂ©gulier : des hommes tuent leurs conjointes ou ex-conjointes, parce quâelles sont des femmes. Et vous remarquerez que cela ne dĂ©clenche pas dâĂ©meutes de femmes, au mieux des collages que certains osent dĂ©chirer !
Il y a aussi la discrimination salariale, qui a des impacts jusquâĂ la retraite des femmes. Et un siĂšcle aprĂšs avoir obtenu le droit dâĂȘtre Ă©lues, il nây a que quinze pays dont les gouvernements sont dirigĂ©s par une femme.
Historiquement, qui sont les premiers hommes «féministes» ?
Les premiĂšres traces de «fĂ©minisme» sont issues de la lecture de textes religieux, qui tentaient de montrer que les femmes pouvaient ĂȘtre supĂ©rieures, en prenant la figure de la Vierge. Au XVIIe siĂšcle, François Poullain de La Barre (1647-1723) est le premier homme connu du royaume de France Ă sortir de cette rhĂ©torique. Sa dĂ©marche est plutĂŽt sociologique : comment savoir scientifiquement que les hommes et les femmes sont par nature diffĂ©rents, si on les Ă©duque diffĂ©remment ? Il avance quâen rĂ©alitĂ©, les femmes peuvent ĂȘtre Ă©gales aux hommes physiquement, moralement ou intellectuellement, et que des hommes peuvent ĂȘtre plus faibles, fourbes et idiots que des femmes.
Des femmes avaient dĂ©jĂ dĂ©fendu lâĂ©galitĂ© des sexes, comme Marie de Gournay (1565-1645), et les grands philosophes misogynes connaissaient cette thĂšse, dont Rousseau (1712-1778) â relisez attentivement le terrible chapitre sur Sophie, dans Emile. MĂȘme si on excuse leur sexisme sous prĂ©texte quâils Ă©taient «de leur Ă©poque». Je rappelle dans mon petit livre quâil y a eu et quâil y a des hommes profĂ©ministes dans tous les pays, y compris en Afghanistan.
Quelles sont les positions des féministes face aux initiatives des hommes féministes ?
Je distingue les optimistes et les pessimistes, mĂȘme sâil nây a pas de frontiĂšre claire entre les deux. Les premiĂšres, comme Florence Montreynaud et bell hooks, estiment que plus il y a dâhommes fĂ©ministes, plus elles seront capables de vaincre le patriarcat. Elles considĂšrent aussi que des hommes sont parfois plus Ă mĂȘme de convaincre dâautres hommes, que le fĂ©minisme Ă©mancipe aussi les hommes des normes patriarcales, et que la prĂ©sence dâhommes profĂ©ministes prouve quâelles ne haĂŻssent pas les hommes. Et comme le rappelle StĂ©phanie Mayer, les fĂ©ministes hĂ©tĂ©rosexuelles cherchent des hommes profĂ©ministes pour former un couple, espĂ©rant minimiser les problĂšmes, et les conflits.
Les pessimistes, comme He-Yin Zhen (environ 1884-vers 1920) au dĂ©but du XXe siĂšcle, et aujourdâhui des sociologues comme MĂ©lissa Blais â qui est ma compagne â, Christine Delphy et Judith Taylor, voient plutĂŽt des problĂšmes dans lâengagement des hommes Ă leur cause, dont le plus grave reste que certains se rĂ©vĂšlent ĂȘtre des agresseurs sexuels. Ils ont aussi tendance Ă faire la leçon aux fĂ©ministes, et Ă supplanter leur parole.
Dans la sĂ©rie que nous venons de publier sur ce thĂšme, lâĂ©crivain Eric Reinhardt Ă©crit quâil est «difficile, pour un homme, dâexposer de quelle façon il se comporte comme un alliĂ© des fĂ©ministes sans offrir le sentiment de se donner le beau rĂŽle». Le sujet du fĂ©minisme des hommes peut-il Ă©chapper Ă cette critique ?
Il semble normal que certaines fĂ©ministes voient les hommes profĂ©ministes â ou tel profĂ©ministe â dâun mauvais Ćil, estimant quâils sont un coĂ»t pour leur mouvement, ou quâils en tirent avantage Ă bon compte. Dâautres remercieront ces «preux chevaliers», ce qui fait dâailleurs partie du problĂšme, selon les premiĂšres ! Câest donc une position paradoxale, mais celle des fĂ©ministes est certainement plus pĂ©nible, difficile et risquĂ©e.
La question reste de savoir si lâon accepte dây perdre, câest-Ă -dire en travaillant Ă lâĂ©galitĂ© au point de laisser â parfois â sa place, et surtout de rompre les rangs de ce que Martine Delvaux appelle le «boyâs club», qui nous apporte tant dâavantages. Prendre le parti des femmes, mĂȘme entre hommes, vous expose Ă perdre des amis, des camarades, des collĂšgues.
Quel statut donner aux hommes gays, victimes comme les femmes de violences physiques et verbales en Ă©crasante majoritĂ© de la part dâhommes hĂ©tĂ©rosexuels ?
Des militants gays affirment aujourdâhui encore que le fĂ©minisme est le mouvement qui les a le plus soutenus, avec des convergences sur certaines causes. Les lesbiennes sont ici doublement concernĂ©es et sont souvent solidaires des hommes gays, qui subissent tant de violence. Elles Ă©taient dâailleurs Ă leurs cĂŽtĂ©s, lors de la terrible hĂ©catombe du sida.
Il serait donc logique pour les gays dâappuyer les fĂ©ministes, et la culture populaire propose mĂȘme cette image du «meilleur ami gay» des femmes. Dans les faits, pourtant, les gays ont plus de ressources que les lesbiennes dans la communautĂ©, sont souvent plus riches quâelles, profitent du travail domestique dâautres femmes, Ă commencer par leurs mĂšres, et certains sont misogynes. Bref, des gays sont profĂ©ministes, mais pas tous.
Vous, comme Eric Reinhardt ou lâhomme politique NoĂ«l MamĂšre dans notre sĂ©rie, Ă©crivez que vos compagnes se plaignent du partage des tĂąches domestiques. Comment expliquez-vous quâune idĂ©e aussi simple soit si compliquĂ©e Ă mettre en place ?
MalgrĂ© la force politique de ma conjointe, la question du travail domestique revient en effet : jâen fais, mais câest rarement Ă©galitaire, mĂȘme si nous exerçons le mĂȘme mĂ©tier. Elle dit : «Tu penses quâune petite fĂ©e sâoccupe de choses dans la maison !» pour Ă©voquer son travail invisible Ă mes yeux. Pourquoi cette situation ? Sans doute lâhĂ©ritage de mes parents, des modĂšles dominants aujourdâhui encore, comme le montrent les Ă©tudes sur les couples hĂ©tĂ©ros, ou simplement parce que câest possible et si facile de ne pas agir. Lâhomme peut toujours arrĂȘter dâĂȘtre fĂ©ministe, câest mĂȘme un gain pour lui, contrairement Ă la femme, pour qui câest plus difficile.
Personnellement, je mâamĂ©liore, Ă©videmment trop lentement. Quand il y a un conflit sur le sujet, jâessaie de ne plus argumenter, ne plus chercher dâexcuses, dâĂ©couter et de mây mettre. Jusquâau prochain conflitâŠ
Câest Ă©tonnant puisque en grĂšce antique les femme nâavaient pas le droit de vote. AprĂšs jâai oubliĂ© mes cours de latin mais ce serait effectivement un pĂ©riode historique interessante Ă revisiter.
Merci pour les références.
Clairement la GrĂšce antique Ă©tait trĂšs misogyne.
Mais la façon dont est traitĂ©e PĂ©nĂ©lope est intĂ©ressante parce quâambivalante : dâun cĂŽtĂ©, elle est harcelĂ©e par des prĂ©tendants, et il est attendu quâelle se remarie. De lâautre, elle reste reine de plein pouvoir pendant quoi ? 15 ans ? Et ses qualitĂ©s, politique notemment, et sa ruse sont mises en valeur, alors que les enfants sont pour ainsi dire des personnages de moindre importance. Elle sâen sort mieux que la plupart des personnages fĂ©minins de la littĂ©rature europĂ©enne du XIXeme siĂšcle.
Lâhistoire dâAspasie, la femme de PĂ©riclĂšs, dirigeant dâ AthĂšnes durant la guerre du PĂ©loponnĂšse est intĂ©ressante Ă©galement : lâhomme le plus puissant dâAthĂšnes choisie une mĂ©tĂšque comme compagne, et celle-ci vient discuter politique avec les hommes. La distance et la controverse rendent difficile de tout savoir, mais elle dĂ©montre Ă minima quâune femme Ă eu une influence politique et jouissais dâune certaine libertĂ© dans une sociĂ©tĂ© extrĂȘmement hostile aux femmes. Et ça dĂ©montre que, dĂ©jĂ Ă lâĂ©poque, le sexisme nâĂ©tait pas une valeur partagĂ©e par tous, y compris chez les hommes.