Durant les six premiers mois de 2024, des libraires belges et français ont menĂ© une grĂšve singuliĂšre. Lâassociation Pour lâĂ©cologie du livre proposait une « trĂȘve des nouveautĂ©s » en refusant certains titres sur des critĂšres volontairement nĂ©buleux ou surprenants : les parutions dâun mois sur deux, le catalogue dâune seule maison dâĂ©dition, un seul titre par structure, ou encore en refusant les couvertures bleues, les auteurs dâun certain renom, etc. « Ă systĂšme absurde, rĂ©ponse absurde », explique en souriant Mme AnaĂŻs Massola, prĂ©sidente de lâassociation. « Notre proposition a fait sens, non pas parce quâelle Ă©tait radicale, mais parce quâelle Ă©tait moins absurde que le quotidien des libraires depuis des annĂ©es. »
Nombre de personnes travaillant dans la filiĂšre ressentent ce malaise, tant dâun point de vue social quâenvironnemental. Car les deux sont liĂ©s. « Ă la naissance de lâassociation, en juin 2019, il y avait une sidĂ©ration gĂ©nĂ©rale. Mon mĂ©tier de libraire, quâon dit ĂȘtre passeur de textes, a-t-il encore du sens quand 90 % de mon travail consiste Ă dĂ©baller et Ă remballer des cartons ? Ătre auteur, Ă©diteur, Ă quoi cela sert-il quand la plupart des nouveautĂ©s ne restent quâenviron trois semaines en librairie ? », note Mme Massola, qui dirige la librairie Le Rideau rouge, Ă Paris. « Une critique de la chaĂźne du livre, dâun point de vue Ă©cologique, conduit Ă se rendre compte quâil sâagit dâun problĂšme systĂ©mique, quâil y a des logiques capitalistes, financiĂšres et industrielles derriĂšre. Nous rĂ©flĂ©chissons Ă partir de trois piliers : lâĂ©cologie sociale, symbolique et matĂ©rielle. La maniĂšre dont on dĂ©cide de fabriquer un livre a des implications sociales, par exemple avec la dĂ©localisation des imprimeries. »
« Ensuite, le livre est un vĂ©hicule dâidĂ©es, poursuit Mme Massola. Or il y a un paradoxe entre le nombre de choses produites et la rĂ©elle diversitĂ© des idĂ©es produites. On assiste Ă une logique dâauteurs Ă succĂšs qui fabrique de la monoculture et nuit Ă la âbibliodiversitĂ©â. Enfin se pose la question des ressources, du papier, des encres, de la colle, du lieu dâimpression, du transport, etc. » Lâassociation propose de « penser le monde du livre comme un Ă©cosystĂšme, pour crĂ©er des interdĂ©pendances qui soient soutenables ». LâĂ©cologie du livre fait de plus en plus parler dâelle. En 2024, le Syndicat de la librairie française (SLF) a fait de lâ« Ă©cologie du mĂ©tier de libraire » le thĂšme de ses rencontres nationales Ă Strasbourg.
Plusieurs acteurs alertent sur la surproduction globale. Le problĂšme est ancien mais sâaccentue. En 2021, le secteur du dĂ©pĂŽt lĂ©gal de la BibliothĂšque nationale de France (BNF) a reçu 88 000 nouveaux livres imprimĂ©s, soit un quart de plus quâil y a dix ans. En comptant les rĂ©Ă©ditions et les rĂ©impressions, les 500 principales structures de lâĂ©dition ont publiĂ© 111 000 titres en 2022. Entre 1999 et 2019, le nombre de nouveautĂ©s a augmentĂ© de 76 % (1). Lâinflation est devenue structurelle avec la concentration des Ă©diteurs. Ce problĂšme apparu dĂšs les annĂ©es 1980 et bien identifiĂ© depuis les annĂ©es 2000 sâaccĂ©lĂšre au fil des rachats successifs par des groupes de plus en plus gros et des milliardaires en quĂȘte dâinfluence (2). « Sur la question de la concentration, les douze premiĂšres maisons dâĂ©dition en France reprĂ©sentent 87 % du marchĂ© et les quatre premiĂšres 55 %. Avec ces deux chiffres, on a presque tout dit », rĂ©sumait Mme RĂ©gine Hatchondo, prĂ©sidente du Centre national du livre (CNL), devant la commission de la culture du SĂ©nat le 29 mai dernier. Une part congrue du marchĂ© revient aux autres Ă©diteurs, qui seraient 2 750 selon le ministĂšre de la culture et plus de 4 000 si on compte les plus petites structures parfois gĂ©rĂ©es bĂ©nĂ©volement (3).
Pour conserver sa place, chaque grand groupe cherche Ă couvrir toute la gamme des publications : essais, littĂ©rature adulte, jeunesse, bande dessinĂ©e, guide pratique⊠Il sâagit pour eux dâĂȘtre prĂ©sents toute lâannĂ©e sur les tables des librairies et des grandes surfaces. Un bon moyen dâĂ©craser la concurrence en sâappuyant sur leur point fort, la distribution. Car il faut souligner que les quatre premiers groupes (Hachette, Editis, Madrigall et MĂ©dia-Participations) possĂšdent leur propre distributeur, lâacteur-clĂ© qui stocke et transporte les livres jusquâaux librairies. Ils concentrent ainsi 80 % du chiffre dâaffaires liĂ© Ă la distribution. Or cette organisation sâavĂšre problĂ©matique.
Pour M. Jean-Philippe Fleury, attachĂ© commercial aux Belles Lettres Diffusion Distribution (BLDD), « le problĂšme est avant tout structurel. Les acteurs de la âchaĂźne du livreâ sont tous plus ou moins des artisans, et le seul Ă©chelon Ă caractĂšre industriel, celui de la distribution, occupe une position centrale avec un modĂšle de croissance et des logiques dâaccumulation. La distribution impose son tempo et dicte in fine le rythme des parutions. Le flux prime ainsi sur le fonds. Les temps dâexposition des livres sont de plus en plus courts, une nouveautĂ© chassant lâautre. Tout le monde est sommĂ© dâalimenter la machine : Ă©diteurs, libraires, diffuseurs, au risque de se retrouver hors course ».
En jouant sur des Ă©conomies dâĂ©chelle, les grands groupes nĂ©gocient ainsi plus facilement les prix dâimpression et peuvent se permettre dâimprimer bien davantage que les petites maisons dâĂ©dition. Pour capter la moindre part de marchĂ©, les premiers inondent ainsi les libraires de titres, quitte Ă gĂ©nĂ©rer beaucoup dâinvendus. Les retours effectuĂ©s par les libraires sont, pour une petite part, rĂ©intĂ©grĂ©s dans les dĂ©pĂŽts des distributeurs, qui en renvoient eux-mĂȘmes certains aux Ă©diteurs (en fonction de lâaccord contractĂ©), et ceux restants sont « mis au pilon », selon le jargon de la profession. Ils sont alors rĂ©cupĂ©rĂ©s par des entreprises de recyclage, et finissent brĂ»lĂ©s ou transformĂ©s en pĂąte Ă papier pour devenir en grande partie du papier hygiĂ©nique ou des cartons dâemballage de pizzas. Cela ne coĂ»te quasiment rien aux maisons dâĂ©dition, contrairement Ă la conservation des livres, qui demande tri, manutention, conditionnement, entreposage et frais de stockage.
Les retours auraient ainsi concernĂ© en moyenne 19,3 % des livres produits en 2021 et 2022, et le pilon 13,9 % â soit 25 000 tonnes de dĂ©chets â, selon le Syndicat national de lâĂ©dition (SNE), qui fait cette estimation Ă partir dâun Ă©chantillon de six distributeurs quâil juge reprĂ©sentatifs (4). Sây ajoutent les livres conservĂ©s en catalogue un temps avant dâĂȘtre eux aussi dĂ©truits. En comptant le nombre moyen dâinvendus entre 2014 et 2022, environ 17,5 % des livres neufs seraient dĂ©truits chaque annĂ©e, la part des recyclĂ©s restant faible.
Difficile dâen savoir davantage sur le dĂ©tail des quantitĂ©s fabriquĂ©es et vendues.
Toute question se heurte Ă des rĂ©ponses aux contours flous et aux informations Ă©vanescentes. Le petit nombre des « grands acteurs » de la filiĂšre cultive le mystĂšre au prĂ©texte de la concurrence⊠ou de la solidaritĂ©. Selon lâobservatoire (5) montĂ© par le SLF, le taux de livres renvoyĂ©s est plus faible chez les plus petits libraires (14,2 %, contre 20,9 % chez les plus gros). Selon ce mĂȘme observatoire, cela concerne surtout les nouveautĂ©s et plus encore la littĂ©rature (30 % des retours pour un peu plus de 25 % du marchĂ©). Selon Livres Hebdo, le taux moyen de retours atteignait 24 Ă 26 % en 2022 dans les grandes surfaces culturelles et 27 Ă 28 % dans les hypermarchĂ©s.
Les cinq plus grands acteurs de la distribution (Hachette, Interforum pour Editis, Sodis et Union Distribution pour Madrigall, MDS pour MĂ©dia-Participations) nâont pas souhaitĂ© rĂ©pondre Ă ces questions. Si les donnĂ©es montrent des retours moins importants dans les petites librairies, contrairement aux grandes surfaces culturelles, du cĂŽtĂ© des distributeurs lâanalyse est en rĂ©alitĂ© plus complexe. Les structures de taille moyenne ont souvent plus de livres renvoyĂ©s par les librairies que les gros, mais, finalement, ils pilonnent moins â entre 3 et 14 % des livres produits, contre 13 Ă 16,5 % pour les cinq grands selon nos calculs. Et ce alors que les best-sellers assurent de trĂšs faibles retours Ă ces derniers. Les petites maisons dâĂ©dition vivent souvent dans une Ă©conomie prĂ©caire et prĂ©fĂšrent rĂ©cupĂ©rer leurs dĂ©fraĂźchis pour leur donner une seconde vie. Les plus grandes ne se posent mĂȘme pas la question. Le bal du pilon
Parmi les plus petits diffuseurs-distributeurs, M. BenoĂźt Vaillant, cocrĂ©ateur de Pollen, confirme de grands Ă©carts dans les pratiques vis-Ă -vis des invendus : « Parce quâon travaille surtout avec des Ă©diteurs indĂ©pendants qui ne peuvent pas rĂ©imprimer facilement, seulement 10 Ă 15 % de nos retours partent au pilon, alors que cela peut concerner les trois quarts pour les plus gros distributeurs. Trier, nettoyer, remettre en stock dans la bonne Ă©tagĂšre, tous ces gestes mis bout Ă bout, ce nâest pas rentable, surtout les formats poche qui sont des gros volumes. »
RĂ©duire le pilon ou ne pas le pratiquer du tout, certaines maisons dâĂ©dition y parviennent. Cela nĂ©cessite de porter une grande attention aux quantitĂ©s imprimĂ©es et Ă la gestion des stocks, mais aussi de conserver dans son catalogue les titres le plus longtemps possible, en rĂ©alisant un suivi et des offres commerciales rĂ©guliĂšres. Pour continuer de faire vivre un titre, les Ă©diteurs le reproposent parfois aprĂšs quelques annĂ©es, pour des Ă©vĂ©nements, des catalogues thĂ©matiques, lors de la sortie dâun nouveau livre dans une mĂȘme collection, dans des packs promotionnels. Mais les libraires prennent de moins en moins de livres qui leur semblent risquĂ©s.
Au beau milieu de la Touraine, bien loin des centres de distribution de la rĂ©gion parisienne, dâimmenses bĂątiments abritent la SociĂ©tĂ© genilloise dâentrepĂŽt (SGE). Entre des Ă©tagĂšres de plus de cinq mĂštres de haut, remplies de livres et dâobjets divers et variĂ©s, un petit local est rĂ©servĂ© au rafraĂźchissement des ouvrages. Six personnes sâactivent. Sous la houlette de Pascal, Sylvie, Quentin, Marie-NoĂ«l, Laurence et Katia trient des cartons, nettoient les couvertures, dĂ©collent les Ă©tiquettes, poncent les tranches et gomment les imperfections. Ă la sortie, les livres semblent comme neufs.
« Avec cette rĂ©novation, on sauve 60 % des retours, 80 % mĂȘme si lâĂ©diteur accepte les dĂ©fraĂźchis, note le directeur Charles Henry dâOcagne. Pour 50 centimes par livre, cela vaut le coup. Câest dans lâair du temps. On a de plus en plus de maisons intĂ©ressĂ©es. On devrait passer de deux Ă quatre millions de livres traitĂ©s en 2025. »
Quelques Ă©diteurs pionniers, qui publiaient des contenus sur lâĂ©cologie, se sont questionnĂ©s sur la maniĂšre de faire des livres. Terre vivante, par exemple, a fait rĂ©aliser une analyse de cycle de vie dĂšs 2011. Une dizaine de maisons, dont Rue de lâĂ©chiquier ou Plume de carotte, ont crĂ©Ă© le collectif des Ă©diteurs « Ă©colo-compatibles » puis participĂ© Ă la crĂ©ation de la commission environnement et fabrication du SNE, avant dâen partir : « Assez vite, on sâen est dĂ©sintĂ©ressĂ©, car ça devenait trĂšs âtechnico-techniqueâ. Bien sĂ»r câest intĂ©ressant, mais câest loin de suffire », estime M. FrĂ©dĂ©ric Lisak, Ă©diteur de Plume de carotte, qui poursuit la rĂ©flexion avec lâAssociation des Ă©diteurs de la rĂ©gion Occitanie (ERO) et les librairies indĂ©pendantes de cette rĂ©gion.
Plus rĂ©cemment, les grands groupes ont commencĂ© Ă rĂ©aliser des bilans carbone. Hachette avait ouvert le bal en 2015. Bayard, Editis, LâĂcole des loisirs, ont suivi, tandis que Madrigall devrait terminer le sien fin 2024. « Il y a toujours une part du marchĂ© qui sâen moque et une autre qui se pose des questions. Depuis trois ans, Ă©normĂ©ment de maisons dâĂ©dition sâintĂ©ressent Ă la question du climat. La fameuse directive europĂ©enne de dĂ©cembre 2022 sur la publication en matiĂšre de durabilitĂ© par les entreprises a Ă©normĂ©ment fait bouger les choses », sâenthousiasme M. BenoĂźt Moreau, crĂ©ateur dâEcograf, une entreprise de conseil qui accompagne Ă©diteurs et imprimeurs dans la mise en place dâune stratĂ©gie environnementale. Cette directive impose aux entreprises de plus de 50 millions dâeuros de chiffre dâaffaires de rĂ©aliser des Ă©tudes plus consĂ©quentes et de prĂ©senter des stratĂ©gies de rĂ©duction de leurs Ă©missions de gaz Ă effet de serre.
Lâanalyse de cycle de vie sâavĂšre bien plus intĂ©ressante puisquâelle prend en compte lâensemble des effets sur lâenvironnement. Les outils montrent cependant la mĂȘme chose : le poste le plus dĂ©licat revient Ă la fabrication de papier, qui consomme une grande quantitĂ© dâĂ©nergie et dâeau et entraĂźne une dĂ©gradation de milieux naturels (6).
Tout comme les cĂ©rĂ©ales, la pĂąte Ă papier sâĂ©change sur un marchĂ© mondial que se partagent une vingtaine de multinationales, bien plus puissantes que les Ă©diteurs français. ProblĂšme : ce systĂšme invisibilise lâorigine de la fibre de papier et donc des forĂȘts dont elle est issue. Une papeterie Ă©tablie en France ou en NorvĂšge, lorsquâelle ne transforme pas elle-mĂȘme la cellulose en pĂąte Ă papier, reçoit sa matiĂšre premiĂšre dâun peu partout, explique M. Daniel Vallauri, coauteur de trois rapports sur lâĂ©dition au Fonds mondial pour la nature (WWF) : « Faire du papier, câest une grosse cocotte-minute dans laquelle on met plein de choses et, selon les approvisionnements, vous pouvez avoir de la pĂąte Ă papier qui vient du BrĂ©sil mĂ©langĂ©e avec celle qui vient de chez nous. En Italie et en Espagne par exemple, il y a beaucoup dâimportations du BrĂ©sil. » Selon lui, le mode de gestion des forĂȘts est dĂ©terminant : « Au BrĂ©sil ou en IndonĂ©sie, on trouve des plantations industrielles dâeucalyptus ou dâacacias. Quand ces cultures sont coupĂ©es au bout de dix ans seulement, la biodiversitĂ© nâa pu sây dĂ©velopper. Il faudrait amĂ©liorer la part laissĂ©e Ă la nature. » Fabriquer sans nuire
Dans lâignorance de lâorigine du papier, nombreux sont ceux qui sâen remettent aux labels. Celui du Conseil de gestion des forĂȘts (CGF, ou FSC selon le sigle anglais) garantit lâexistence dâun plan de gestion forestiĂšre, un niveau de qualitĂ© et une traçabilitĂ©. Celui du programme de reconnaissance des certifications forestiĂšres (PECF, ou PEFC) ne valide quâun engagement dâamĂ©lioration continue. Selon le SNE, 98 % des papiers achetĂ©s par les Ă©diteurs français Ă©taient labellisĂ©s en 2022, mais le syndicat ne recense pas le type de label utilisĂ©. Or il y a de grandes diffĂ©rences entre les deux. « Le PEFC est le label montĂ© par lâensemble de lâindustrie, rĂ©sume M. Vallauri. Câest lâĂ©quivalent de lâagriculture raisonnĂ©e face au bio. Dâun point de vue forestier, lâexigence du PEFC est dâune façon gĂ©nĂ©rale bien en dessous du FSC, y compris en France. Et câest dâautant plus critiquable quâon est dans un contexte de plantations trĂšs intensives, industrielles, et dans des rĂ©gions oĂč il y a de lâexploitation illĂ©gale. Le FSC nâest pas parfait, mais il impose un certain nombre de cadrages, plus exigeants. »
Des enquĂȘtes journalistiques, comme celle diffusĂ©e sur France 2 en 2017 (7), ont montrĂ© que les organismes attribuaient la certification PEFC Ă tout Ă fait autre chose que des forĂȘts⊠En 2023, les organisations non gouvernementales Greenpeace Canada et Auriga Nusantara ont protestĂ© auprĂšs du FSC contre lâentreprise canadienne Paper Excellence, dirigĂ©e par M. Jackson Widjaja. En cause, ses liens avec lâentreprise indonĂ©sienne Asia Pulp & Paper, dirigĂ©e par son pĂšre. Cette derniĂšre a perdu sa certification Ă la suite de divers scandales, en 2013 comme en 2023, pour sa pratique de dĂ©forestation forcenĂ©e et dâimplantation de monocultures dâacacias (8). Paper Excellence est aussi la maison mĂšre de Fibre Excellence, qui dĂ©tient deux usines de pĂąte Ă papier en France, Ă Saint-Gaudens et Ă Tarascon. Le Consortium international des journalistes dâinvestigation (ICIJ) a signalĂ© quâun fournisseur de ces usines avait Ă©tĂ© condamnĂ© pour vol de bois dans les PyrĂ©nĂ©es, alors quâelles affichent les certifications forestiĂšres FSC et PEFC (9). Le SNE nâa pas de rĂ©ponse Ă ces interrogations. « Notre cheval de bataille, câest que tout le monde demande un papier certifiĂ© Ă son imprimeur », se contente de rĂ©torquer Mme Karen Politis Boublil, la chargĂ©e de mission de la commission environnement et fabrication au SNE.
Le papier destinĂ© Ă lâimpression de journaux, de livres ou de brochures est appelĂ© « papier graphique » et dĂ©fini par un poids de moins de 224 grammes au mĂštre carrĂ©. La France et lâEurope en fabriquent de moins en moins. « LâEurope en produisait cinquante millions de tonnes en 2005 et seulement vingt millions en 2022 », confirme M. Jan Le Moux, directeur Ă©conomie circulaire et politiques produits de Copacel, la fĂ©dĂ©ration française des papetiers. JPEG - 380.1 ko Brian Dettmer. â « Atlas de Biologia », 2005 © Brian Dettmer © Brian Dettmer
Certes, les livres ne consomment que 9 % du papier graphique utilisĂ© en France, soit 215 200 tonnes en 2022. Mais 125 400 tonnes venaient de lâĂ©tranger (10). En outre, la pĂąte Ă papier produite dans lâHexagone contient en moyenne 6,5 % de bois importĂ©. Alors quâon parle de rĂ©industrialisation depuis la crise du Covid, lâĂ©dition poursuit le chemin inverse vers davantage de dĂ©localisations. Dans lâimpression dĂ©jĂ , des savoir-faire ont Ă©tĂ© perdus ou coĂ»tent trop cher pour certains ouvrages complexes : livres pour enfants avec fenĂȘtres-surprises, rabats ou leporellos (livres-accordĂ©ons) sont souvent fabriquĂ©s Ă la main en Asie.
Depuis les annĂ©es 2000, les papeteries françaises qui produisaient du papier graphique ont fermĂ© les unes aprĂšs les autres ou se sont converties Ă la production dâemballage et de carton pour rĂ©pondre Ă la demande croissante de la vente en ligne. Produire du carton pour Amazon sâavĂšre plus rentable que de fabriquer du papier pour lâĂ©dition. En septembre 2023, Lecta a fermĂ© sa ligne de papier graphique sur le site de Condat en Dordogne, entraĂźnant le licenciement de 187 salariĂ©s, sans compter les 26 dâune entreprise de sous-traitance. « Notre machine numĂ©ro 4 Ă©tait la derniĂšre qui fabriquait du papier couchĂ© deux faces en France », prĂ©cise M. Philippe Delord, dĂ©lĂ©guĂ© ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale du travail (CGT) Ă Condat. En dĂ©pit de ces fermetures, Lecta a bĂ©nĂ©ficiĂ© de 14 millions dâeuros de lâAgence de lâenvironnement et de la maĂźtrise de lâĂ©nergie (Ademe) pour amĂ©liorer son rendement en construisant une chaudiĂšre Ă biomasse qui brĂ»lera des dĂ©chets apportĂ©s par le groupe de recyclage Paprec.
La rĂ©gion Nouvelle-Aquitaine a, elle, prĂȘtĂ© Ă taux zĂ©ro 19 millions dâeuros en 2020 pour transformer la derniĂšre machine de lâentreprise : « La machine numĂ©ro 8 sur laquelle je travaille maintenant produit de la glassine, le papier cirĂ© et translucide utilisĂ© comme support pour les Ă©tiquettes autocollantes. Avant, elle faisait du papier couchĂ© de trĂšs faible grammage. Ils ont eu une aide de 33 millions et, en contrepartie, ils se sont pourtant permis de licencier. » Une demande de remboursement de la part de la rĂ©gion est en cours. Les papetiers ont par ailleurs tous installĂ© des chaudiĂšres Ă biomasse et bĂ©nĂ©ficiĂ© dâaides de lâĂtat en soutien Ă la transition Ă©nergĂ©tique.
Si la composition des papiers fut Ă lâorigine de nombreuses dĂ©rives dĂšs la fin du XIXe siĂšcle, elle sâest nettement amĂ©liorĂ©e : « DĂšs 1860, lâusage du bois devient massif, raconte M. Olivier Piffault, directeur de la conservation de la BNF. On broie les fibres, mais surtout on les sature de colle et dâadjuvants (du kaolin, de lâamianteâŠ). Les papiers produits entre 1870 et 1970 environ donnent ce quâon appelle les papiers acides. En vieillissant, ces papiers changent de couleur et deviennent cassants. Ils se dĂ©chirent, se fragmentent. Certains comme ceux des Folio ne tenaient mĂȘme pas dix ans. AprĂšs 1980, des normes sont apparues pour exclure les Ă©lĂ©ments agressifs. Depuis trente ans, on utilise de plus en plus des azurants optiques pour blanchir le papier. Pour lâinstant, on nâobserve pas dâeffets sur la structure. »
Plusieurs outils permettent aux acheteurs de savoir comment a Ă©tĂ© fabriquĂ© le papier, avec quelles Ă©missions de gaz Ă effet de serre et pour quelle quantitĂ© dâĂ©nergie. Lâassociation Environmental Paper Network permet par exemple de calculer lâimpact environnemental de nâimporte quel papier. Chaque papetier peut aussi faire une dĂ©claration sur la composition de son produit, lâĂ©nergie nĂ©cessaire Ă sa fabrication⊠Mais, au sein des maisons dâĂ©dition, nombreux sont les responsables de fabrication qui ne se renseignent pas Ă ce sujet. En outre, de trĂšs nombreuses structures nâachĂštent pas directement leur papier. Elles laissent ce travail aux imprimeurs, pour des raisons de temps, de nĂ©gociation et donc de coĂ»ts.
Le rĂšglement europĂ©en contre la dĂ©forestation et la dĂ©gradation des forĂȘts, votĂ© par lâUnion europĂ©enne en mai 2023, vise Ă interdire tout produit ayant contribuĂ© Ă la dĂ©gradation des forĂȘts aprĂšs le 30 dĂ©cembre 2020 (11). Il faudrait pour cela identifier prĂ©cisĂ©ment la parcelle dont est issu tout arbre transformĂ©, et donc aussi toute fibre de papier. Si cela permettrait de mieux tracer les produits issus des forĂȘts, certains acteurs le perçoivent comme un cauchemar. Et la plupart des papetiers sây opposent⊠« Avec ce rĂšglement, les gros Ă©diteurs demandent Ă leurs fournisseurs lâorigine de leurs produits et ça va profiter aux petits, comme nous, parce que les imprimeurs vont ĂȘtre obligĂ©s de mettre en place des outils. Ils ne pourront plus rĂ©pondre quâils ne savent pas », se rĂ©jouit M. Mathias Echenay, Ă©diteur de La Volte, membre de la commission environnement du SNE.
Au vu des difficultĂ©s à « produire sans nuisance », on pense recyclage. Mais le papier recyclĂ© nâest pas trĂšs aimĂ© dans lâĂ©dition. Seulement 1 % des livres en contenaient en 2022, contre 3 % en 2012 ! Il fait lâobjet de rĂ©ticences surprenantes. La premiĂšre est que les lecteurs et les lectrices le trouveraient moins beau. On prĂ©texte aussi une difficultĂ© pour obtenir certaines couleurs pour les livres illustrĂ©s â cela nĂ©cessiterait un travail plus important. Un troisiĂšme argument affirme quâil durerait moins longtemps : le procĂ©dĂ© casserait les fibres qui le composent. On estime toutefois quâil est possible de le recycler sept fois et quâil durerait au minimum cinquante ans â tandis que ceux fabriquĂ©s aprĂšs-guerre seraient dĂ©composĂ©s en moins de vingt ans⊠Selon des analyses de cycle de vie menĂ©es par lâAdeme (12), le recyclage permet en rĂ©alitĂ© une Ă©conomie de 4 521 kilowattheures dâĂ©nergie par tonne de papier et carton, et une rĂ©duction non nĂ©gligeable de lâusage des sols ou de lâeutrophisation de lâeau douce et marine. Si le circuit de recyclage utilise des quantitĂ©s importantes dâĂ©nergie et Ă©met des gaz Ă effet de serre, il Ă©vite tout de mĂȘme 84 kilogrammes Ă©quivalents CO2 par tonne de papier-carton produite par rapport Ă la fibre vierge.
Les Ă©diteurs disent quâil y a pĂ©nurie, et que le papier recyclĂ© est de ce fait plus cher. Les producteurs rĂ©torquent quâil nây a pas de demande. Des usines ont fermĂ©, Ă lâimage de lâimmense site de Chapelle Darblay, qui produisait du papier journal 100 % recyclĂ© jusquâen 2020. Pourtant il y a de la matiĂšre. Le gisement de papiers et cartons rĂ©cupĂ©rĂ©s Ă©tait de 6 584 kilotonnes (kt) en 2022, mais Ă peine 512 kt ont Ă©tĂ© convertis en papier graphique, le reste servant pour les emballages et le papier hygiĂ©nique (13).
Cela peut surprendre, mais les diverses lois passĂ©es en 2015, 2020 et 2023 pour la transition Ă©nergĂ©tique et pour lâĂ©conomie circulaire ne sâappliquent pas au livre. Cela signifie que les Ă©diteurs ne paient pas dâĂ©cocontribution et que les livres ne sont pas triĂ©s par les collectivitĂ©s. Le volume jetĂ© nâest pas non plus mesurĂ©. Ce qui rend impossible une quantification rĂ©elle. « Le livre sâachĂšte, se transmet, on le revend dâoccasion. Il ne se jette pas. Et si, dâaventure, il est trop usĂ© pour ĂȘtre encore lu et quâil doit ĂȘtre jetĂ©, il y a la poubelle pour cela. » VoilĂ comment M. Pascal Lenoir, prĂ©sident de la commission environnement et fabrication du SNE, traitait la question en 2017 (14). Surprenantes rĂ©ticences
Pourtant, on jette aussi les livres. En dehors du pilon, les gens vident leurs Ă©tagĂšres, les bibliothĂšques ayant une place limitĂ©e. Des acteurs comme EmmaĂŒs ou Recyclivre indiquent par exemple devoir jeter respectivement 85 % et 50 % des livres quâils rĂ©cupĂšrent. Le WWF estime que jusquâĂ 63 000 tonnes de livres sont jetĂ©es dans les poubelles en France et que, en intĂ©grant le pilon, jusquâĂ 170 000 tonnes pourraient ĂȘtre recyclĂ©es (15).
Enfin, certains imaginaient que le numĂ©rique apporterait des solutions. Câest tout le contraire. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les coĂ»ts cachĂ©s et les nuisances des Ă©crans sont toujours plus importants (16). Il en va ainsi lorsque lâon compare le livre papier avec une liseuse, pourtant bien moins Ă©nergivore quâune tablette ou un micro-ordinateur. Des Ă©quipes de recherche ont rĂ©alisĂ© des analyses de cycle de vie. Leurs rĂ©sultats diffĂšrent, mais plusieurs concluent quâune liseuse ne devient plus vertueuse quâĂ partir de quarante ouvrages par an, ce qui concerne peu de lecteurs (17).
Les grands acteurs de la filiĂšre nâhĂ©sitent pas Ă brandir lâexception culturelle pour dĂ©fendre leur marchĂ© contre toute obligation de transparence. Mais, quand on les titille sur leurs pratiques, ils prĂ©fĂšrent ne pas rĂ©pondre. Que penser dâune industrie qui refuse de communiquer sur ses pratiques, tout en jouant de ses relations pour Ă©chapper Ă des rĂ©glementations plus sĂ©vĂšres ?