Pour les réseaux sociaux, la fin d’un règne ?
Par Morgane Tual
Non, les réseaux sociaux ne sont pas morts. Plus de deux milliards de personnes se connectent chaque jour sur Facebook, un milliard chaque mois sur TikTok, et, malgré les scandales à répétition, 250 millions chaque jour sur X. Mais leur usage a changé, au point d’inaugurer ce qui commence à ressembler à une nouvelle ère du Web.
Nous nous rendons tous les jours, en masse, sur les réseaux sociaux. Mais nous y publions de moins en moins. Adam Mosseri, le patron d’Instagram, le reconnaissait lui-même l’an dernier dans un podcast : « Vous ne partagez plus beaucoup de moments personnels dans lefeed , comme vous le faisiez il y a cinq ou dix ans. Vous les partagez davantage dans les “stories”, ou en messages privés. » Il expliquait notamment que les adolescents passaient l’essentiel de leur temps dans la messagerie privée de l’application, et non plus dans ses espaces publics.
Un renversement de paradigme. L’arrivée de Facebook, en 2004, avait représenté un big bang, transformant nos habitudes en ligne et consacrant l’ère des réseaux sociaux. Une ère où tout un chacun, sans connaissance technique aucune, pouvait d’un clic publier un texte, une photo, une vidéo, à destination de ses amis. Une ère dans laquelle nous étions enclins à nous livrer, encouragés par la course aux likes, et où la définition d’« amis » s’est étendue au point de ne plus avoir besoin de les connaître. Sur Twitter, ils sont devenus des « abonnés », ont pu partager et repartager nos contenus à un public inconnu, mais toujours plus important. Une ère du buzz dans laquelle s’est ensuite engouffrée la génération selfie, sur Instagram. Se montrer, en photo ou en vidéo, est devenu une nouvelle forme de langage ; collectionner les abonnés, les commentaires, les émojis de réaction, un sacerdoce.
« Maintenant, je ne publie plus »
Mais la frénésie s’essouffle. « Avant, je racontais toute ma vie sur Internet », raconte Sarah, 36 ans, commerciale dans le Rhône. « Je partageais beaucoup de photos en public sur Facebook. J’écrivais “la flemme d’aller en cours”, “je vais me prendre un café”… Ça a beaucoup changé. Maintenant, je ne publie plus, je n’utilise plus mon vrai nom, on ne peut pas me reconnaître sur ma photo de profil. Avec le temps, je me suis rendu compte que publier pouvait avoir des répercussions sur ma vie professionnelle, que les réseaux sociaux pouvaient être utilisés pour harceler, ou pouvaient exploiter nos données de façon malsaine. »
Rayan Hermassi ne fait pas partie de la même génération. Mais à 19 ans, il a fait le choix de désinstaller tous les réseaux sociaux de son téléphone, à l’exception de Snapchat. « En préparant le bac, je procrastinais trop. Je rentrais chez moi, j’avais des choses à faire, j’allais sur TikTok, et à une heure du matin je me rendais compte que je n’avais rien fait. » S’il a conservé Snapchat, c’est principalement pour sa messagerie, lieu d’échange privilégié, et privé, avec ses amis. Comme la plupart d’entre eux, jamais il ne poste en public. « Je ne vois pas l’intérêt, je ne veux pas publier du contenu que n’importe qui puisse voir. »
Les internautes ne s’exposent plus comme avant. Pour s’exprimer, ils se retranchent dans des espaces plus protecteurs. A commencer par les messageries privées, dont la fréquentation ne cesse d’augmenter. WhatsApp, propriété de Meta, compte plus de deux milliards d’utilisateurs actifs mensuels et ne cesse de progresser. Le patron du groupe, Mark Zuckerberg, a annoncé en juillet que l’application avait même fini par conquérir le marché américain, qui la boudait jusqu’ici, en passant la barre des 100 millions d’utilisateurs actifs mensuels. « C’est personnellement très gratifiant de voir toutes ces personnes autour de nous commencer à utiliser WhatsApp », avait-il déclaré. Pour lui, cette application serait même « le réseau social privé du futur, si on recommençait tout à zéro », avait-il expliqué au New York Times quelques mois plus tôt.
Ce succès des messageries privées serait le résultat « d’une éducation collective aux dangers de la publication ultravisible », analyse Marc Jahjah, maître de conférences en sciences de la communication, études médiatiques et cultures numériques à Nantes Université. « Sur WhatsApp, les individus vont transformer un espace standardisé, industrialisé, en espace à soi, où ils vont pouvoir construire des liens intimes, développer un sentiment d’identité collective. »Le tout dans une relative sécurité.
Car pour le chercheur, l’utopie de liberté et d’ouverture au monde associée aux débuts du Web s’est ternie à mesure qu’il se centralisait aux mains de grands groupes et de certains acteurs marqués politiquement, comme Elon Musk, patron de X. « Certaines communautés, comme les LGBTQ+, font l’objet d’attaques constantes. Cela les amène progressivement à se replier sur WhatsApp, Messenger, Telegram, où les internautes vont prendre soin les uns des autres, venir se replier avant d’envisager, peut-être, une nouvelle visibilité plus stratégique », décrit M. Jahjah.
La forêt sombre d’Internet
Les messageries privées ne sont pas les seules concernées. Les internautes se rabattent aussi sur des espaces de discussion par affinités : groupes Facebook, serveurs Discord, boucles Telegram, Subreddits. Le grand retour des communautés de niche, qui se manifeste aussi dans le succès d’applications comme Ravelry (pour les passionnés de tricot), Letterboxd (de cinéma) ou Goodreads (de littérature).
Signe des temps, Mozilla a annoncé en mars le lancement d’une application consacrée aux hobbies, Didthis, issue d’une réflexion portant sur « les alternatives saines aux réseaux sociaux d’aujourd’hui », peut-on lire sur le site de la fondation. « Didthis n’est pas vraiment un réseau social », précise-t-elle, preuve que ce mot-clé, auparavant cuisiné à toutes les sauces, fait désormais office d’épouvantail. « Tout ce que vous publiez sur Didthis est privé par défaut(…) . Si les gens apprécient Didthis, nous ajouterons des fonctionnalités sociales et communautaires avec le temps, mais nous placerons toujours les interactions saines avant la viralité. »
Ces espaces restreints constituent ce que l’essayiste américain Venkatesh Rao a nommé, en 2019, le « cozyweb ». S’opposant au Web public, il serait une sorte de « Web pyjama », privé mais pas glauque (contrairement à certains espaces du dark Web). Un espace douillet, où les internautes « se retirent de la vue et de l’activité publique pour différentes raisons, allant de la simple préférence pour les espaces privés et les petites communautés à la peur et aux syndromes post-traumatiques ».
La peur habite aussi la « théorie de la forêt sombre d’Internet », développée par Yancey Strickler, cofondateur du site de financement participatif Kickstarter. Dans la trilogie de romans de science-fiction Le Problème à trois corps(publiée de 2006 à 2010), signée Liu Cixin, la théorie de la forêt sombre postule que des civilisations extraterrestres existeraient, mais se cacheraient pour éviter d’être détectées par les autres, considérées d’office comme une menace… Ce qui expliquerait le silence de l’Univers. Idem pour la forêt nocturne, muette bien que pleine de vie : pour éviter les prédateurs, les animaux se terrent.
« C’est ce qu’Internet est en train de devenir : une forêt sombre », écrivait, dès 2019, Yancey Strickler. En réaction aux publicités, au pistage, au trolling, au matraquage et autres comportements de prédateurs, nous nous retirons dans nos forêts sombres d’Internet, loin des espaces grand public. » L’entrepreneur estime que ces lieux permettent « des conversations plus détendues, car elles se déroulent dans des espaces non indexés, non optimisés, non gamifiés ».
Le règne de la page « pour toi »
Mais certains prédateurs s’adaptent. Pour répondre à l’appétence des internautes, Meta investit dans ses messageries WhatsApp, Messenger et Instagram ; chouchoute les groupes Facebook, très populaires auprès des utilisateurs ; et développe des moyens de s’exprimer en petit comité (les « amis proches » sur Instagram). YouTube, de son côté, a annoncé en septembre la création de « communities », des espaces de discussion entre fans d’une personnalité de la plateforme, « un lieu où ils se sentiront inclus et compris par des personnes qui leur ressemblent »et où ils pourront « s’exprimer de façon authentique », dixit le communiqué. Avec le risque, pour les utilisateurs, que ces espaces ne se retrouvent, eux aussi, corrompus – les grands groupes cherchant à les monétiser, notamment en y faisant entrer les annonceurs.
Ces changements dans le comportement des internautes sont aussi une manière de justifier la généralisation des algorithmes de recommandation. Après des années à afficher, sur leur page d’accueil, les publications des contacts de l’utilisateur par ordre antéchronologique, les grands réseaux sociaux ont introduit des algorithmes modifiant considérablement le contenu proposé. Les posts d’« amis » s’y raréfient, perdus au milieu de publications d’inconnus et de publicités. Un changement honni des utilisateurs – un mouvement appelant Instagram à « redevenir Instagram » avait même rassemblé, en 2022, des stars comme Kim Kardashian et Kylie Jenner. « Les gens se plaignent, nous disent : “Vous ne montrez plus les posts de nos amis.” C’est parce que vos amis ne postent plus tant que ça dans lefeed », se justifiait Adam Mosseri, l’an dernier.
Malgré les protestations, force est de constater que l’introduction de ces algorithmes a eu l’effet escompté : le temps passé sur Facebook a ainsi augmenté de 7 % en un an, s’est félicité Mark Zuckerberg, en octobre 2023. Et pour cause. Ces algorithmes ultrapersonnalisés, grâce à des systèmes d’intelligence artificielle nourris de nos données, savent quels contenus sont susceptibles de nous happer, de nous faire rester, et donc de nous monétiser grâce aux publicités.
L’exemple le plus réussi étant celui de TikTok, drôle de « réseau social » qui ne cherche pas tant à mettre en lien ses utilisateurs avec leurs amis que de leur imposer d’emblée une page « for you » (« pour toi ») shootée aux algorithmes, sorte de zapping vidéo ultra-addictif. Un concept copié par tous, l’exemple le plus récent étant Snapchat, qui a annoncé en septembre la création de sa propre page « for you ».
« Il est difficile de parler d’un Web commun »
Résultat : nous ne partageons plus de Web commun. Les algorithmes enferment les internautes dans des silos informationnels confortables, où leur sont servis les contenus les plus aptes à leur plaire – des chats pour les amateurs de chats, du tricot pour les amateurs de tricot, des complots pour les amateurs de complots. Les fameuses « bulles de filtres » théorisées par le militant et entrepreneur américain Eli Pariser en 2011, qui nous avaient éclatées à la figure lors de l’élection du président américain Donald Trump en 2016. Pour une partie des Etats-Unis, enfermée dans sa bulle démocrate, la victoire du candidat républicain était inconcevable, au point d’en faire un sujet de plaisanterie. Dans la bulle concurrente, l’homme d’affaires renforçait au contraire sa notoriété et les espoirs d’Américains contrariés. Les deux se croisant peu, voire jamais, ni sur Internet ni ailleurs.
Treize ans plus tard, on assiste à « une amplification de ces bulles », selon Stéphanie Lukasik, experte au Conseil de l’Europe sur la responsabilisation des usagers et des créateurs de contenu. « On s’est habitués à être confrontés aux contenus qui nous intéressent. On n’a plus à faire l’effort de chercher l’information, on fait une économie de coût cognitif, poursuit la chercheuse. Etant donné la personnalisation de plus en plus poussée sur ces réseaux sociaux numériques, il est difficile de parler d’un Web commun. Ces plateformes ont beau permettre de rencontrer le monde entier, on y rencontre les personnes qui nous ressemblent. On a donc beaucoup moins de choses en commun. »
Nous nous retrouvons « seuls ensemble », dit-elle en clin d’œil au titre d’un ouvrage de la psychologue américaine Sherry Turkle (L’Echappée, 2015) : « Nous sommes seuls devant nos écrans, tout en étant quand même ensemble sur cet espace qui se veut commun, mais qui finalement nous éloigne de plus en plus des autres. »
Le journaliste américain Ryan Broderick, spécialiste de la culture Internet, estime de son côté que nous sommes passés à l’ère « postvirale », au point qu’il est désormais difficile d’identifier ce qui fait événement sur le Web. Il évoque le cas des vidéos TikTok les plus populaires de l’année : « Les avez-vous vues ? Avez-vous seulement entendu parler de leurs auteurs ? J’en doute ! », écrivait-il en novembre. Vous pouvez faire le test vous-mêmes avec le plus gros carton de 2023 : une vidéo de maquillage signée Nyadollie.
Ryan Broderick a baptisé la période que nous vivons comme étant celle du « Web vaporeux » : « Il y a de plus en plus d’Internet, il s’y passe de plus en plus de choses – avec des enjeux géopolitiques de plus en plus importants. Et pourtant, il est quasiment impossible de saisir ce qui s’y passe. » D’autant que les grandes plateformes réduisent les unes après les autres les outils permettant de mesurer le succès des contenus. TikTok ne permet pas, par exemple, de savoir quelle est la vidéo la plus vue sur une période donnée. Et Meta a désespéré les chercheurs et journalistes en fermant en août CrowdTangle, un logiciel permettant de suivre en temps réel la propagation de contenus sur Facebook et Instagram.
Les influenceurs, nouvelle caste d’internautes
La vaste agora que devait être le Web n’est plus – si tant est qu’il l’ait un jour vraiment été. Ce cyberespace rêvé par les premiers idéalistes d’Internet, où chaque parole pourrait s’exprimer à égalité, pour venir nourrir un débat public, mondial, plus riche que jamais, a fait long feu. Les réseaux sociaux en étaient la tentative d’incarnation la plus aboutie, et la déception fut à la hauteur de l’espoir : diffusion de fausses informations, harcèlement, exploitation des données personnelles, complotisme, manipulations politiques, deepfakes pornographiques, débat hystérisé…
Désormais, les membres de l’agora se taisent. Mais regardent. Continuent de scroller à l’infini, à absorber des contenus. Sur les réseaux sociaux, nous sommes devenus spectateurs, à la recherche d’un divertissement plus que d’une connexion sociale. Tom Alison, directeur de Facebook, l’écrivait lui-même l’an dernier : « Il y a eu un changement ces dernières années, les gens viennent davantage sur Facebook pour se divertir, découvrir quelque chose de nouveau, ou s’informer sur ce qui se passe dans le monde. »
Le Web public se divise désormais en deux : ceux qui regardent et ceux qui sont vus. « Une minorité d’utilisateurs produisent la grande majorité des contenus », constatait ainsi, en février, une étude de l’institut américain Pew Research Center sur TikTok. Des créateurs de contenu de plus en plus professionnalisés, nouvelle caste du Web, qui prennent sur eux la charge de l’impudeur générale. Influenceurs ou aspirants, experts du selfie, du récit de vie, de la mise en scène et de la monétisation de soi.
Le youtubeur français Inoxtag en a récemment fait la démonstration, en mettant en scène son défi de conquête de l’Everest, avidement suivi par des millions d’abonnés. Son documentaire, Kaizen, fut un triomphe en salle et sur YouTube, et sera bientôt diffusé sur TF1. Alors que les internautes se replient dans des espaces clos, toujours sous la coupe des grands acteurs du numérique, ils témoignent de l’échec de l’agora globale qu’était censée nous offrir Internet. Et de la prospérité de ce qui commence petit à petit à ressembler à la télé du XXIe siècle, avec ses stars, ses dramas , et son public mutique.