La lutte contre lâextrĂȘme droite nâest pas seulement une affaire Ă©lectorale, elle se joue Ă©galement au niveau syndical. Les prises de position de plusieurs centrales syndicales contre le Rassemblement national, appelant Ă faire barrage dans les urnes, nous rappellent quâhistoriquement les syndicats se sont toujours opposĂ©s Ă lâextrĂȘme droite. Des annĂ©es 1930 Ă lâĂ©poque de Vichy, des syndicalistes se sont levé·es pour dire en quoi le projet politique de lâextrĂȘme droite sâoppose au syndicalisme.
LâextrĂȘme droite est puissante, câest un fait. Son importance en France sâajoute Ă sa poussĂ©e en Europe comme lâont dĂ©montrĂ© ces Ă©lections europĂ©ennes. DĂ©jĂ aux manettes de plusieurs Ătats europĂ©ens, bien souvent dans le cadre de coalitions, ses idĂ©es ont infusĂ© Ă un tel point que dĂ©sormais les leaders de la droite nouent des alliances et quâils nâont pas besoin dâĂȘtre au pouvoir pour que des Ă©lĂ©ments de leur programme soient appliquĂ©s par dâautres, Ă lâimage de la loi immigration proposĂ©e par le gouvernement français et adoptĂ©e avec les voix du RN. Aujourdâhui les affronter devient donc difficile. Mais un acteur nâentend pas transiger avec eux, en dĂ©pit mĂȘme parfois de ses militant·es : les syndicats. Encore ces jours-ci, ceux-ci prenaient position Ă cinq (CFDT, CGT, FSU, Solidaires et UNSA) pour engager toutes leurs forces militantes Ă sâopposer Ă lâarrivĂ©e au pouvoir du parti de Marine Le Pen, qui atteste de leur opposition de principe et fondamentale Ă lâĂ©gard de lâextrĂȘme droite [1]. Ces syndicats nâavaient pas attendu dâavoir la confirmation par les urnes des intentions prĂȘtĂ©es aux Ă©lecteurs et aux Ă©lectrices par les sondeurs, et lâannonce stupĂ©fiante du prĂ©sident de la RĂ©publique, pour affronter le danger. Ainsi, le 16 avril, la CGT et la CFDT se sont rĂ©unies avec dâautres syndicats europĂ©ens Ă la Bourse du travail de Paris pour dĂ©battre de lâinfluence de lâextrĂȘme droite sur le lieu de travail et sur les moyens de la combattre [2], dĂ©montrant ainsi leur attachement Ă un engagement pris depuis longtemps, qui remonte aux premiĂšres percĂ©es du Front national aux Ă©lections municipales au dĂ©but des annĂ©es 1980.
Les formes de lâopposition Ă lâextrĂȘme droite sâexpriment diffĂ©remment suivant les organisations, en lien avec leur propre histoire et les principes dĂ©fendus. Mais cette opposition est bien rĂ©elle, quasi identitaire pour les syndicats qui portent en eux-mĂȘmes une vision des rapports sociaux contraire au projet sociĂ©tal de lâextrĂȘme droite. Ce nâest pas un hasard sâils sont rĂ©guliĂšrement attaquĂ©s par les diffĂ©rentes figures de ce camp, de Louis Aliot pour qui les syndicats « ne servent Ă rien » Ă Marine Le Pen qui ne se prive dâaucune occasion pour contester leur lĂ©gitimitĂ© ou le bien-fondĂ© de leur action [3]. Au-delĂ des mots, ce sont Ă©galement les locaux syndicaux qui sont aussi souvent ciblĂ©s par lâextrĂȘme droite de rue, et notamment ceux de Solidaires et de la CGT.
1934 : face au danger fasciste, les deux CGT se réunissent
Pour comprendre lâopposition syndicale Ă lâextrĂȘme droite, il faut revenir Ă ce quâil sâest passĂ© en 1940 ou en 1958, plus encore que ce qui a Ă©tĂ© fait lors du Front populaire. Ă lâĂ©poque, Ă la suite du coup de force orchestrĂ© par les ligues dâextrĂȘme droite le 6 fĂ©vrier 1934, les deux principales forces syndicales dâalors, la CGT et la CGTU, sĂ©parĂ©es depuis 1921, dĂ©cident de se rĂ©unifier dans une seule organisation : il fallait « faire fron » [4]. Manifester ensemble comme elles lâont fait au lendemain de lâĂ©vĂ©nement, le 12 fĂ©vrier, ne suffisait pas : il fallait acter lâunitĂ© des forces contre lâennemi. Cela amĂšne au congrĂšs commun de Toulouse en mars 1936, prĂ©parĂ© pendant de longs mois (le processus de rĂ©unification avait Ă©tĂ© lancĂ© dĂšs lâautomne 1934 par des premiĂšres rencontres officielles entre dirigeants alors que dĂ©jĂ , Ă la base, des syndicats sâunissaient sans attendre les consignes confĂ©dĂ©rales) [5]. Les syndicats avaient anticipĂ© le mouvement plus global de la gauche dans son ensemble, qui se montra prĂȘte Ă sâunir quand le danger dâune extrĂȘme droite au pouvoir prit forme.
En 1940, leur posture face Ă Vichy montre davantage ce qui les oppose fondamentalement Ă ce courant politique dâinspiration fasciste : cela commence avec la signature dâun texte commun, « le syndicalisme français, ce quâil demeure, ce quâil doit devenir » (connu ultĂ©rieurement sous le nom de « Manifeste des Douze ») [6].
AprĂšs la publication par Vichy le 9 novembre dâun dĂ©cret annonçant la dissolution immĂ©diate des centrales syndicales, ne permettant quâaux structures locales dâexister, douze leaders syndicaux, trois de la CFTC et neuf de la CGT, apposent leur nom au bas dâun texte qui, sans ĂȘtre rĂ©volutionnaire, attaque la conception de lâĂtat français du marĂ©chal PĂ©tain et son organisation sociale.
Le syndicalisme contre le corporatisme
Deux principes sont ardemment dĂ©fendus dans le Manifeste : la pluralitĂ© syndicale et lâindĂ©pendance Ă lâĂ©gard de lâĂtat. Face Ă la volontĂ© de concevoir un syndicat unique qui lui enlĂšverait toute autonomie en le plaçant dans la mĂȘme structure que le patronat, suivant le modĂšle corporatiste (ce qui sera mis en Ćuvre sous la forme de comitĂ©s sociaux dâĂ©tablissement), le texte fait valoir le principe premier de la libertĂ© syndicale (choix dâadhĂ©rer ou non Ă un syndicat) et le libre choix de son organisation. Sâil reconnaĂźt Ă lâĂtat son rĂŽle dans le bon fonctionnement Ă©conomique et sa nĂ©cessitĂ© de jouer un rĂŽle dâarbitre, le syndicalisme ne saurait toutefois sây soumettre, ce qui est rĂ©sumĂ© par la formule suivante :« le syndicalisme ne peut pas prĂ©tendre absorber lâĂtat. Il ne doit pas non plus ĂȘtre absorbĂ© par lui ». Face au projet pĂ©tainiste, en partie Ă©laborĂ© par un ancien syndicaliste, RenĂ© Belin, qui se voulait hĂ©ritier de la doctrine sociale chrĂ©tienne et faisait disparaĂźtre la lutte de classe, soit des objectifs partagĂ©s dans ce manifeste, la signature de ces syndicalistes, en particulier chrĂ©tiens, est symptomatique. Dâautres responsables ont dâailleurs acceptĂ© de participer Ă la Charte du travail du rĂ©gime de Vichy. Mais il est des principes qui demeurent intangibles et qui expliquent lâadhĂ©sion de ces dirigeants au manifeste et leur entrĂ©e dans la RĂ©sistance, au nom de cette dĂ©fense de la libertĂ©, un principe quâils reprendront ensuite Ă la LibĂ©ration en refusant la centrale unique envisagĂ©e par la CGT dans la prolongation du « ComitĂ© dâentente interconfĂ©dĂ©ral » Ă lâĆuvre depuis mai 1944. La CGT avait initialement proposĂ© lâĂ©tablissement dâune plateforme dâunitĂ© dâaction pour parvenir Ă lâunitĂ© organique (septembre 1944) puis avait soumis lâidĂ©e dâune fusion (mars 1945).
Pas de discrimination raciale pour les syndicats
Le « Manifeste des Douze » montre aussi une opposition claire et nette face Ă toute forme de xĂ©nophobie et dâantisĂ©mitisme alors que le rĂ©gime vient de promulguer son dĂ©cret sur les Juifs, les excluant de certaines professions et en faisant dâeux une catĂ©gorie Ă part des citoyens français. Face Ă ces lois, le texte rĂ©cuse toute discrimination : « le syndicalisme français ne peut admettre entre les personnes de distinctions fondĂ©es sur la Race, la Religion, la Naissance, les Opinions, ou lâArgent. Chaque personne humaine est Ă©galement respectable », condamnant explicitement lâantisĂ©mitisme. Ă chaque fois, la CFTC a refusĂ© de sâengager dans quoi que ce soit qui aille au-delĂ de lâunitĂ© dâaction, arguant du pluralisme syndical comme « lâune des expressions les plus hautes de lâexercice de la libertĂ© et de la dĂ©mocratie »â [7].
Contre le coup dâĂ©tat de De Gaulle
1958 est un autre moment-clĂ© qui tĂ©moigne de lâengagement des syndicats dans la dĂ©fense des principes dĂ©mocratiques et le respect de lâĂtat de droit. La CGT et celle qui est encore la CFTC participent Ă la manifestation du 28 mai 28 mai qui visait Ă dĂ©fendre la lĂ©galitĂ© rĂ©publicaine et « les libertĂ©s dĂ©mocratiques » contre la prise de pouvoir de De Gaulle Ă la suite Ă lâinsurrection orchestrĂ©e par les Français dâAlgĂ©rie et lâarmĂ©e le 13 qui avait amenĂ© la constitution dâun ComitĂ© de salut public Ă lâorigine de lâappel Ă De Gaulle. Dans les jours qui suivirent, alors que De Gaulle, sans condamner le coup de force, affichait sa disponibilitĂ© Ă prendre « la tĂȘte dâun gouvernement de la RĂ©publique », et que lâarmĂ©e orchestrait la montĂ©e en pression sur le territoire (un comitĂ© de salut public instituĂ© en Corse, la possibilitĂ© dâun coup dâĂtat communiste annoncĂ©e rĂ©guliĂšrement), Pflimlin acceptait de dĂ©missionner sous pression du prĂ©sident RenĂ© Coty. De Gaulle pouvait ĂȘtre alors nommĂ© PrĂ©sident du conseil aux conditions quâil avait lui-mĂȘme fixĂ©es, Ă savoir les pleins pouvoirs pendant six mois pour modifier la constitution. Le cortĂšge du 28 mai ne rĂ©unit toutefois que 200 000 manifestant·es, dĂ©montrant que si les Ă©tats-majors syndicaux avaient tenu bon sur leurs principes, les bases militantes, elles, nâavaient guĂšre envie de dĂ©fendre le rĂ©gime de la IVe RĂ©publique.
Aujourdâhui, ces idĂ©aux continuent Ă alimenter le combat contre lâextrĂȘme droite. Certes, le programme du RN nâen vient pas Ă proposer la dissolution des organisations syndicales. Mais, dans « la grande rĂ©forme des syndicats » telle quâelle a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e lors des derniĂšres campagnes prĂ©sidentielles, il sâagit bien de limiter la dĂ©jĂ maigre Ă©tendue de leur pouvoir et de se placer implacablement aux cĂŽtĂ©s du patronat. Câest le sens portĂ© par exemple de lâinterdiction des piquets de grĂšve ou du vote prĂ©alable de lâensemble des salarié·es Ă tout arrĂȘt de travail (annoncĂ©s un temps comme la rĂ©forme des Ă©lections professionnelles ou de la reprĂ©sentativitĂ© pour affaiblir les syndicats existants).
Le « projet syndical » du RN a un arriĂšre-gout dâannĂ©es 40
Au fond, câest le mĂȘme projet, en 1940 comme aujourdâhui, avec ces inflexions propres au caractĂšre de lâhistoire qui « ne se rĂ©pĂšte pas » : en tant quâauto-organisation des travailleurs et travailleuses qui refusent de se ranger benoĂźtement derriĂšre le chef dĂ©signĂ©, les syndicats doivent ĂȘtre reconnus dans leur lĂ©gitimitĂ© Ă porter de façon complĂštement autonome la parole salariĂ©e avec les moyens quâils choisissent de se donner, dans le cadre dâun Ătat de droit. Leur nier cette capacitĂ©, câest nier le principe mĂȘme de leur existence.
Aujourdâhui, câest au nom de cette incompatibilitĂ© que la plupart des organisations syndicales excluent les membres qui figurent sur une liste RN ; câest au nom de ces principes quâelles peuvent aller jusquâĂ la consigne de vote selon des modalitĂ©s diverses. Cela ne signifie pas que le syndicalisme est immunisĂ© contre lâextrĂȘme droite â les enquĂȘtes dâopinion montrer que les adhĂ©rent·es Ă leurs idĂ©es progressent au sein des syndicats â, mais ces luttes, au sommet comme Ă la base, dĂ©montrent Ă quel point les syndicats ne transigent pas, dans les actes comme dans les idĂ©es. Tous nâen peuvent pas dire autant.
Claude Roccati, historienne
[1] Voir la dĂ©claration de lâintersyndicale qui sâest rĂ©unie le 10 juin au siĂšge de la CGT : « AprĂšs le choc des europĂ©ennes les exigences sociales doivent ĂȘtre entendues » dâElena Gianini Belotti. [2] Les interventions de cette journĂ©es sont disponibles sur sur le site de la CGT, dans lâarticle « DĂ©bat des syndicats europĂ©ens : ensemble contre lâextrĂȘme droite ! » [3] Louis Aliot : « Les syndicats sont les croque-morts du monde Ă©conomique et du travail [âŠ] ils ne servent Ă rien », BFM TV, 25 aoĂ»t 2022. [4] Voir « FĂ©vrier 1934 : De la tentative rĂ©actionnaire de coup dâĂtat au sursaut antifasciste », Alternative libertaire, fĂ©vrier 2024. [5] RenĂ© Mouriaux, La CGT, Seuil, 1982, p. 69-72. Voir aussi Georges Pruvost et Pierre Roger, Unissez-vous ! Lâhistoire inachevĂ©e de lâunitĂ© syndicale, Ăditions de lâatelier, 1995, p. 95-117. [6] « ManifesteâdesâDouze » [7] Motion adoptĂ©e au congrĂšs de septembre 1945, voir GĂ©rard Adam,La CFTC 1940-1958. Histoire politique et idĂ©ologique, Armand Colin, 1964, p. 103.