«Le capitalisme est mort. Bienvenue dans le technofĂ©odalisme», annonce Yanis Varoufakis dans le sous-titre de son dernier livre, les Nouveaux Serfs de lâĂ©conomie (Ă©d. Les liens qui libĂšrent), traduit en 28 langues. LâĂ©conomiste grec est de retour Ă Paris pour le prĂ©senter, prĂšs de dix ans aprĂšs avoir Ă©tĂ© ministre des Finances du gouvernement TsĂpras en pleine crise Ă©conomique et financiĂšre. Cette figure de la gauche radicale, qui se dĂ©finit comme un marxiste libertaire, nâa plus de mandats Ă©lectoraux en son pays, il a perdu aux derniĂšres lĂ©gislatives grecques et aux europĂ©ennes. Il continue de porter son regard critique sur la vie politique et Ă©conomique europĂ©enne.
Que pensez-vous de la crise politique que traverse la France, avec la nomination dâun Premier ministre issu dâun parti qui ne compte que 47 dĂ©putĂ©s Ă lâAssemblĂ©e ?
Câest le reflet de lâinstabilitĂ© de la situation politique française au sein dâune Union europĂ©enne dont les rĂšgles ne sont plus tenables. Les spĂ©cificitĂ©s de ce jeu dâĂ©checs politique sont trĂšs tristes. Emmanuel Macron va entrer dans lâhistoire en laissant ouverte la porte au fascisme. Je crains fort que le peuple français ne paie un peu plus le prix que lui.
Vous pensez que lâarrivĂ©e au pouvoir de lâextrĂȘme droite est inĂ©luctable ?
Il y a toujours une alternative. Ce que je dis, câest que Macron contribue Ă maximiser les chances de Marine Le Pen.
Quel regard portez-vous sur la gauche dans cette crise ?
Je suis comme tous les gens de gauche Ă travers le monde, trĂšs heureux quand les diffĂ©rentes factions de la gauche progressiste se rassemblent, arrĂȘtent de se combattre, et se soutiennent pour ĂȘtre Ă©lues. En tant que bloc ayant obtenu le plus grand nombre de dĂ©putĂ©s, il est scandaleux que le Nouveau Front populaire nâait pas Ă©tĂ© autorisĂ© Ă former un gouvernement, ou du moins Ă essayer dâen former un. Cela dit, et je risque dâen contrarier certains, je suis critique dâun aspect important. Jâai lu le programme, je suis dâaccord avec la plupart des points. Mais il ne peut pas ĂȘtre mis en Ćuvre sans un clash majeur avec lâUnion europĂ©enne. La gauche se retrouverait dans la mĂȘme situation que la mienne en GrĂšce en 2015, Ă affronter la Banque centrale europĂ©enne, la Commission europĂ©enne, et mĂȘme le FMI.
Donc vous dites que ce programme nâĂ©tait pas une bonne idĂ©e ?
Non, pas du tout. Ce que je nâaime pas, câest le fait que le NFP nâait pas dit aux Français, ni avant lâĂ©lection, ni aprĂšs, que leur programme impliquait un conflit avec lâUE. Je nâai pas de doute sur le fait que MĂ©lenchon ira au clash avec lâUE, mais pas les socialistes, ce nâest pas dans leur ADN, pas plus que les verts. Alors que font-ils Ă signer un programme commun, qui nĂ©cessite un conflit quâils ne sont pas prĂȘts Ă avoir ? Je pense que câest pour cela que, mĂȘme si le gouvernement Barnier nâest pas du tout apprĂ©ciĂ©, les Français ne sont pas dans la rue sur les barricades. Ils sentent, mĂȘme sâils nâen ont pas nĂ©cessairement conscience, que le Nouveau Front populaire est un mariage de convenance sans le degrĂ© dâhonnĂȘtetĂ© que les gens de gauche et les progressistes devraient adopter.
Vous leur en avez parlé ?
Je suis en train de le faire ! Mais le problĂšme est plus grand. La France nâest pas durable dans cette Union europĂ©enne. Laissez-moi vous donner un exemple en tant quâĂ©conomiste. Chaque mois, le dĂ©ficit du commerce extĂ©rieur de la France se situe entre 6 et 8 milliards dâeuros pendant que lâAllemagne a un surplus de 20 Ă 25 milliards. La France se met elle-mĂȘme dans un Ă©tat de dĂ©pendance. Dans un de mes prĂ©cĂ©dents livres, jâai racontĂ© lâhistoire de ce matin dâavril 1964, quand ValĂ©ry Giscard dâEstaing, ministre des Finances de Charles de Gaulle, sâest envolĂ© Ă Bonn pour demander au nom du prĂ©sident français une monnaie commune. M. SchmĂŒcker, son homologue, lui a demandĂ© sâil avait conscience que cela voulait dire que la France renoncerait Ă ses droits de souverainetĂ© sur son budget national. Il avait raison. Comment peut-on dire que lâon va faire toutes les choses qui doivent lâĂȘtre dans ce pays sans entrer en conflit avec un systĂšme de rĂšgles conçu pour que vous nâayez pas de pouvoir sur toutes ces choses ?
Ce systĂšme aurait pu ĂȘtre changĂ© lors de la renĂ©gociation des rĂ©centes rĂšgles budgĂ©taires europĂ©ennesâŠ
Jâai eu une discussion avec Emmanuel Macron avant quâil ne soit prĂ©sident, il mâavait clairement dit que ces rĂšgles devaient changer et que cela passerait par une conversation trĂšs ferme avec Berlin. Il pensait quâil fallait que le pays se rĂ©forme pour mettre lâAllemagne en confiance, puis agir. Il ne lâa pas fait, il a ratĂ© sa chance. Il aurait pu dire dĂšs son arrivĂ©e Ă lâElysĂ©e Ă Merkel, qui avait une Ă©lection Ă affronter, de mettre dans son manifeste la crĂ©ation de lâunion fiscale, faute de quoi il ne travaillerait pas avec elle dans lâUE. Il ne lâa pas fait. Et câĂ©tait la fin de Macron. La gauche est en train de reproduire la mĂȘme erreur. La seule maniĂšre pour la gauche de gagner le soutien dĂ©bordant du public, nĂ©cessaire pour changer les choses, est dâĂȘtre honnĂȘte avec lui. Les fascistes le sont. Ils disent : «Donnez-nous le pouvoir et nous expulserons les rĂ©fugiĂ©s et les noirs, nous serons horribles avec les gays, les lesbiennes et les personnes trans.» Ils portent leur misanthropie en bandouliĂšre, nous avons besoin de porter en bandouliĂšre notre humanisme et nos pensĂ©es claires sur ce que nous voulons faire.
Pour revenir au programme Ă©conomique du NFP, il a Ă©tĂ© trĂšs critiquĂ© par certains de vos pairs, tels quâOlivier Blanchard, qui fut Ă©conomiste en chef du FMI de 2008 Ă 2015, qui lâa jugĂ© «pire que celui du Rassemblement national». Quâen pensez-vous ?
Cela revient Ă donner un laissez-passer au Front national. Câest un Ă©chec moral et analytique de sa part. Je ne comparerais jamais les deux programmes, je dis seulement Ă la gauche de ne promettre que des choses qui peuvent ĂȘtre rĂ©alisĂ©es dans le cadre dâun plan dâaction prĂ©sentĂ© au peuple.
La France fait partie des quelques pays europĂ©ens qui nâarrivent pas Ă rĂ©duire leur dĂ©ficit aprĂšs les chocs successifs du Covid et de lâinflation. Comment lâexpliquez-vous ?
Lâimpact nĂ©gatif des crises sur la population a Ă©tĂ© plus faible en France que partout ailleurs. La raison pour cela est que Macron, aprĂšs la dĂ©bĂącle des gilets jaunes, a eu vraiment peur et a autorisĂ© un dĂ©ficit plus Ă©levĂ©. CâĂ©tait une bonne chose, car moins de gens ont souffert. Mais aujourdâhui, face Ă Bruxelles, soit vous dĂ©fiez et vous cassez les rĂšgles comme la gauche aurait dĂ» le faire, soit vous avez un gouvernement, quel que soit le Premier ministre, qui doit introduire de lâaustĂ©ritĂ© sĂ©vĂšre. Ce qui Ă la fin, fait Ă©lire Le Pen.
Couper plus de 40 milliards dâeuros dans le prochain budget, comme Michel Barnier lâenvisage, est-ce de lâaustĂ©ritĂ© sĂ©vĂšre ?
Michel Barnier nâexiste pas. Câest un algorithme. Nous lâavons vu pendant les nĂ©gociations du Brexit, il nâavait pas la moindre idĂ©e originale. Il les conduisait comme un comptable algorithmique qui passait en revue une «checklist» donnĂ©e par Bruxelles. Il cochait les cases et a enflammĂ© le Brexit. Il est le meilleur exemple de ce quâil ne faut pas faire en tant quâĂȘtre humain en position de pouvoir. Aujourdâhui, on lui a donnĂ© une nouvelle check-list consistant Ă dĂ©truire ce qui reste du tissu social en France afin de faire semblant de respecter les rĂšgles.
Il parle nĂ©anmoins de «justice fiscale»âŠ
Quand les politiques reçoivent des ordres dâen haut pour causer des dommages Ă la sociĂ©tĂ©, ils inventent de dĂ©licieuses contradictions. Lorsque les conservateurs ont gagnĂ© en 2010 au Royaume-Uni, le ministre des Finances a inventĂ© lâexpression de «contraction budgĂ©taire expansionniste». Ne soyez pas surpris si Barnier trouve des maniĂšres de dĂ©guiser des mesures prĂ©judiciables au plus grand nombre pour le compte dâun petit nombre.
Dans votre livre, vous annoncez la mort du capitalisme, remplacĂ© par le technofĂ©odalisme, mais ce nâest pas tout Ă fait une bonne nouvelleâŠ
Nous sommes face Ă une contradiction intĂ©ressante, fascinante et trĂšs dĂ©primante : comme le capital a Ă©tĂ© si triomphant, il a mutĂ© en une nouvelle forme de capital. Nous avons avancĂ© vers le technofĂ©odalisme, un systĂšme qui garantit Ă un tout petit nombre de personnes dĂ©tentrices du «capital cloud», les propriĂ©taires des big tech, les cloudalistes, une nouvelle classe de seigneurs fĂ©odaux, de faire des choses quâaucun capitaliste nâavait Ă©tĂ© Ă mĂȘme de faire dans le passĂ©. Câest une terrible nouvelle. Nous, les gens de gauche, sommes venus au monde en espĂ©rant ĂȘtre lĂ quand le capitalisme mourra et cĂ©dera sa place au socialisme. Câest la raison pour laquelle de nombreuses personnes de gauche nâaiment pas mon livre. Parce que je suis le porteur de mauvaises nouvelles, nouvelles qui ont en quelque sorte Ă©tĂ© prĂ©figurĂ©es par Rosa Luxemburg qui depuis sa cellule de prison, posa la question qui tue : socialisme ou barbarie ? Elle nâa pas dit capitalisme ou socialisme. Cela signifie quâelle pensait tout Ă fait possible que le capitalisme prenne fin et que nous nâaboutissions pas au socialisme, mais Ă la barbarie.
Quelles sont ces choses que font les propriétaires des big tech que ne faisait pas un simple capitaliste ?
Ils ne crĂ©ent pas des monopoles non, ils font pire, ils remplacent le marchĂ©. Amazon nâest pas un marchĂ©, Google non plus, ce sont des plateformes de commerce numĂ©rique. Ils enchaĂźnent aussi nos esprits : contrairement aux autres formes de capitalisme, ils ne produisent rien, ils modifient nos comportements. Quand Amazon ou Spotify me recommandent un livre ou une chanson, je les aime bien. Câest lĂ que le pouvoir arrive. Ce nâest pas du lavage de cerveau : il mâentraĂźne Ă lâentraĂźner pour me donner des bons conseils pour mâagripper. Quand jâachĂšte quelque chose Ă un capitaliste, les cloudalistes, prennent un pourcentage de la transaction. Ces mĂȘmes cloudalistes qui ont crĂ©Ă© tout cela servent dâintermĂ©diaires Ă nos discussions Ă travers Twitter, TikTok, Instagram et les autres. Et ils gagnent toujours plus dâargent et empoisonnent le dialogue dĂ©mocratique. Et je pourrais continuer comme cela pour expliquer la nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine, les deux pays oĂč se concentrent les cloudalistesâŠ
Vous dites que ces nouveaux seigneurs ne produisent rien, mais Elon Musk, par exemple, il fabrique des voitures avec TeslaâŠ
Ce qui rend Tesla important, ce nâest pas tant sa voiture que le fait quâelle soit connectĂ©e. Pourquoi Volkswagen est tant en difficultĂ© alors que BYD et Tesla ne le sont pas ? Parce que lâAllemagne nâa pas de plateforme. Lâargent quâElon Musk va gagner avec Tesla, il ne le tire pas de la voiture, mais de toutes les informations quâil gĂšre, de la musique que vous Ă©coutez, aux endroits oĂč vous allez, aux personnes Ă qui vous parlez. Il possĂšde non seulement les donnĂ©es, mais tout le processus, la relation entre la machine et vous-mĂȘme. Cela a crĂ©Ă© une nouvelle forme de capital et un nouveau pouvoir capable de soutirer mĂȘme auprĂšs des capitalistes conventionnels.
Vous trouvez le capitalisme injuste, inégalitaire et inefficace, quels sont vos adjectifs pour qualifier le technoféodalisme ?
Les mĂȘmes, mais Ă une magnitude bien plus Ă©levĂ©e. Ils ont crĂ©Ă© un espace diffĂ©rent en dehors des juridictions, en dehors de tout contrĂŽle du systĂšme lĂ©gal, des services dâimposition, de toute dĂ©mocratie.
LâEurope, par exemple, a tentĂ© de les encadrerâŠ
A Bruxelles, ils pensent pouvoir remplacer la politique par la rĂ©gulation. Câest pathĂ©tique. Câest comme le roi Canut qui essayait de retenir la marĂ©e en lui ordonnant de se retirer. Si nous Ă©tions vraiment sĂ©rieux, nous pourrions dire par exemple aux big tech qui veulent opĂ©rer en Europe quâelles doivent dĂ©poser 20 % de leurs actions dans un fonds dâactions europĂ©en, et nous allons organiser des votes et des rĂ©unions dâactionnaires en Europe. Nous nâarrivons mĂȘme pas Ă mettre fin aux systĂšmes dâoptimisation fiscale irlandais et hollandais.
Quelles sont les solutions, démanteler les Gafam ?
Personne nâa jamais eu lâintention de les dĂ©manteler ! Les big tech sont une partie essentielle du systĂšme Ă©conomique et politique amĂ©ricain. Les solutions que je propose sont trĂšs ennuyeuses, je vais rĂ©pĂ©ter ce que la gauche marxiste a toujours dit, nous avons besoin de la propriĂ©tĂ© collective des moyens de production. Pourquoi nâa-t-on pas un service municipal de taxis Ă Paris, un Airbnb municipal ? Nous aurions tous un mot Ă dire sur ce que nous voulons de ces algorithmes, quâils rĂ©duisent les temps dâattente, les embouteillages, les Ă©missionsâŠ. Lâobjectif ne serait pas de maximiser la rente des dĂ©tenteurs du capital cloud mais de maximiser le bien-ĂȘtre social Ă Paris. Nous devons aussi socialiser la production dâargent. Ce qui se produit aujourdâhui est un scandale. Nous avons donnĂ©, en tant que sociĂ©tĂ©, Ă quelques banquiers privĂ©s le droit de monopoliser nos paiements. Quand on paie un cafĂ©, un petit pourcentage va Ă la banque. Pourquoi ? Cela ne coĂ»te plus rien ! Il faut crĂ©er des communs monĂ©taires.