FRANCE - REPORTAGE

À Clichy-sous-Bois, vingt ans de mobilisation pour rien ?

21 juin 2024 | Par Faïza Zerouala

La commune de Seine-Saint-Denis est une ville quadrillée par les militants pour inciter la population à se rendre aux urnes. Ces élections législatives ne feront pas exception. Pourtant, la résignation rÚgne et il est difficile de mobiliser face au risque du Rassemblement national.

Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).– Longtemps infatigable, moteur de tous les combats pour convaincre Clichy-sous-Bois de voter, Mohamed Mechmache, 58 ans, commence cette fois Ă  s’épuiser. Dans la ville, l’ancien Ă©ducateur croise des connaissances qui l’alpaguent toujours un peu sur le mĂȘme ton. « Qu’est-ce que tu fais encore ? T’en n’as pas marre de te casser la tĂȘte pour une Ă©niĂšme campagne ? Ça fait vingt ans. » MalgrĂ© tout, il va repartir au combat avec ses camarades du collectif Aclefeu (Association collectif libertĂ© Ă©galitĂ© fraternitĂ© ensemble unis).

Un collectif nĂ© il y a presque vingt ans, dans le sillage des rĂ©voltes de l’automne causĂ©es par la mort de Zyed Benna et Bouna TraorĂ© le 27 octobre 2005. À l’époque, Mohamed Mechmache et quelques autres ont voulu transformer ces braises en autre chose, en tentant de lancer un Ă©lan Ă©lectoral pour peser. Ces derniers jours, Aclefeu a publié une tribune pour rappeler ses fondamentaux : « La voix des quartiers compte » et, surtout, ces mĂȘmes quartiers ne sont pas un « dĂ©sert politique ».

Dans la ville, sur les panneaux mĂ©talliques Ă©lectoraux, les affiches des candidat·es apparaissent si dĂ©lavĂ©es qu’on peine Ă  croire qu’un scrutin s’est dĂ©roulĂ© seulement quatre jours plus tĂŽt. Jeudi 13 juin, une autre compĂ©tition aimante les esprits. La CAN des quartiers, organisĂ©e ici depuis trois ans, attire toute la ville pour soutenir ses Ă©quipes de foot dans une ambiance festive.

Ce soir-lĂ , le Mali affronte le SĂ©nĂ©gal sous les applaudissements de la foule serrĂ©e sur les gradins du stade Henri-Barbusse, enfumĂ©s par les stands de sandwichs-merguez. Les visages sont jeunes. D’autres sont lĂ  en famille, poussettes incluses.

Le 9 juin, Adama, 40 ans, a sĂ©chĂ© les urnes. Ce restaurateur a une explication Ă  cette dĂ©sertion. « La France, c’est dĂ©jĂ  loin, et l’Europe, c’est encore plus loin. » Sa maniĂšre Ă  lui d’expliquer qu’il ne comprend pas l’enjeu des europĂ©ennes et surtout cette fracture qui ne se rĂ©sorbe pas entre le pays et les quartiers populaires. Ce qui lui fait dire que Clichy-sous-Bois est un « monde Ă  part ».

L’abstention en tĂȘte

En tout cas, c’est une ville-laboratoire intĂ©ressante Ă  observer pour comprendre certains ressorts Ă©lectoraux, peu fidĂšles aux rĂ©sultats nationaux. En effet, la liste LFI arrive en tĂȘte du scrutin europĂ©en avec 54 %. Le RN rĂ©colte un peu moins de 16 %. Quant au parti prĂ©sidentiel, il s’effondre Ă  6,5 %. L’abstention reste la quatriĂšme actrice de l’équation. AffichĂ© sur la mairie, le taux est vertigineux : 71 % des habitant·es ne se sont pas dĂ©placé·es. Ce rĂ©sultat, l’un des records du dĂ©partement, interpelle dans une ville qu’un tissu associatif vigoureux laboure pour encourager sa population Ă  donner de la voix.

Aclefeu en tĂȘte. En 2007, le collectif mobilise contre Nicolas Sarkozy. Cinq ans plus tard, il investit un hĂŽtel pour abriter son ministĂšre de la crise et des banlieues et interpeller les candidat·es Ă  la prĂ©sidentielle sur les sujets concernant les quartiers populaires. Et aussi en dehors des Ă©chĂ©ances Ă©lectorales, Ă  travers le collectif « Pas sans nous » dans lequel Mohamed Mechmache et Mehdi Bigaderne, adjoint et cofondateur d’Aclefeu, sont largement impliquĂ©s. Sans oublier les tournĂ©es un peu partout en France.

Dans les travĂ©es du stade Henri-Barbusse, la compagne de Michel, Allison, 34 ans, auxiliaire de puĂ©riculture, partage aussi le sentiment d’ĂȘtre mise de cĂŽté « par tous les partis » : « On fait un peu tache. » Elle aimerait que les politiques se rendent compte de « l’apport de [leurs] votes ». Le pays est « fatigué », elle trouve le climat anxiogĂšne.

De ce que j’entends autour de moi, ça ne sert à rien de voter.

Sarah, 33 ans

La mĂšre de famille culpabilise de n’avoir pas votĂ© aux europĂ©ennes, pour des raisons professionnelles. Elle « va rattraper [s]a bĂȘtise », assure-t-elle, en votant pour les lĂ©gislatives. L’essentiel Ă©tant d’éviter la « catastrophe du RN ». D’origine antillaise, elle se sent vulnĂ©rable et craint pour sa fille.

Un peu plus loin, Sarah, 33 ans, est loin de ces inquiĂ©tudes. Elle serre sa petite contre elle. Cette secrĂ©taire devenue mĂšre au foyer – elle a quatre enfants de 9 mois Ă  7 ans – n’était pas au courant de la tenue des Ă©lections europĂ©ennes. Pas plus qu’elle n’a suivi les rebondissements Ă©lectoraux post-dissolution. La trentenaire n’a pas le temps de s’intĂ©resser Ă  la politique. « De ce que j’entends autour de moi, ça ne sert Ă  rien de voter. »

Mohamed Mechmache, candidat sans Ă©tiquette malheureux aux lĂ©gislatives de 2012, a entendu ce discours plus que de raison ces deux derniĂšres dĂ©cennies. Le mot « dĂ©fiance » revient sans cesse dans sa bouche, d’abord « vis-Ă -vis des politiques menĂ©es ces vingt derniĂšres annĂ©es » qui n’ont pas amĂ©liorĂ© ou si peu la vie des habitant·es, selon plusieurs personnes rencontrĂ©es sur place.

Une pauvreté qui perdure

Pourtant, le tramway T4 tant espĂ©rĂ© est arrivĂ©, les programmes de rĂ©novation urbaine du ChĂȘne-Pointu ont Ă©tĂ© lancĂ©s, un commissariat, un centre de santĂ©, une agence France Travail ont enfin ouvert au fil des ans. Mais Adama, le restaurateur, est encore plus sĂ©vĂšre sur les changements de la ville. La rĂ©novation urbaine entreprise n’est que « du maquillage », selon lui. Pire, un « cache-misĂšre » dans tous les sens du terme. Car ici le taux de pauvretĂ© culmine toujours Ă  42 % dans la ville.

Mehdi Bigaderne, cofondateur d’Aclefeu, deuxiĂšme adjoint Ă  la mairie de Clichy-sous-Bois depuis 2008, n’est pas surpris de l’abstention aux europĂ©ennes. « On a Ă©tĂ© au rendez-vous de chaque mobilisation. On a tirĂ© l’alarme sur plein de problĂ©matiques en disant, attention, ce qui se passe dans les banlieues va faire boule de neige. Aujourd’hui, l’abstentionnisme est un problĂšme pour la France entiĂšre. »

L’élu a participĂ©, « avec [s]a casquette de militant associatif », Ă  la prĂ©paration d’un spot de mobilisation avec la parole des habitant·es, « des jeunes et des moins jeunes ». Il n’oublie pas non plus qu’il faut rappeler aux Ă©lecteurs et Ă©lectrices, « pour ceux qui vont partir et qui ont dĂ©jĂ  pris leurs billets », les modalitĂ©s des procurations.

Mais ce travail a des limites. « On fait un travail sur la citoyennetĂ© avec un grand C, sur la mobilisation autour des scrutins. Mais aussi sur la justice sociale ou l’accĂšs aux droits. Mais on n’est pas aidĂ©s, les inĂ©galitĂ©s explosent. Ici les gens veulent surtout rĂ©ussir Ă  remplir leur frigo », soupire Mehdi Bigaderne. Et le « plan Marshall des banlieues » tant promis n’est jamais venu.

Abdelali Meziane, conseiller municipal d’opposition Ă©cologiste, candidat d’une liste citoyenne aux derniĂšres municipales, est lui aussi prĂȘt au combat, avec les Ă©lu·es et militant·es associatifs de la ville. Son cƓur penche en faveur du Nouveau Front populaire. Il compte arpenter le marchĂ©, les lieux de passage, les Ă©coles. Ce week-end aura lieu la fĂȘte de la ville, propice aux rencontres. « On va essayer de capitaliser lĂ -dessus. »

Mais convaincre simplement d’aller voter relĂšve parfois de la gageure. « L’individualisme » prime, les habitant·es s’investissent moins. Beaucoup vivent dans des conditions matĂ©rielles difficiles, « les gens sont dans la survie », tempĂšre-t-il. Alors Abdelali Meziane rĂ©pĂšte que les droits acquis, les libertĂ©s individuelles et la lutte contre les discriminations ne seraient plus garantis avec le RN. « Ça va ĂȘtre pire. »

Une absence de représentation

Ayoub, 24 ans, Ă©tudiant en droit, anciennement impliquĂ© dans la politique locale, est tiraillĂ© entre sa comprĂ©hension de cette abstention persistante et sa propre crainte d’une extrĂȘme droite victorieuse. Le jeune homme entend la dĂ©fiance des Clichois·es Ă  l’égard du vote. La rhĂ©torique du barrage Ă  l’extrĂȘme droite passe de moins en moins. En cause, selon lui, « un manque de culture politique » avec la difficultĂ© de faire comprendre les bienfaits du vote comme outil.

La peur ne mobilise plus, constate-t-il. « Ils vont ĂȘtre inquiets de quoi ici ?, s’interroge l’étudiant. Ça fait vingt ans qu’on leur dit qu’on qualifie les personnes issues de l’immigration comme des non-Français. Le glissement n’en finit pas. »

« Comment expliquer aux gens d’aller voter alors qu’on a Darmanin au ministĂšre de l’intĂ©rieur ? », confirme Nawufal Mohammed, vidĂ©aste de 34 ans. MalgrĂ© son cursus en science politique, il n’arrive plus Ă  trouver du sens Ă  cette discipline. Et de citer pĂȘle-mĂȘle la loi immigration, le policier qui a tuĂ© Nahel et qui a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une cagnotte de soutien, l’affaire ThĂ©o avec des peines de sursis prononcĂ©es Ă  l’égard des trois policiers qui l’ont gravement blessĂ©.

La sociologue Marie-HĂ©lĂšne BacquĂ©, qui a codirigé une recherche participative avec des jeunes dans dix quartiers populaires en Île-de-France, confirme que l’éloignement des populations des quartiers vis-Ă -vis de la reprĂ©sentation Ă©lectorale perdure en particulier parce qu’elles ne se sentent pas reprĂ©sentĂ©es. Et ce, malgrĂ© une lĂ©gĂšre hausse de la participation dans les quartiers populaires franciliens par rapport aux prĂ©cĂ©dentes Ă©lections europĂ©ennes.

« La reprĂ©sentation des quartiers populaires, des classes populaires et des populations racisĂ©es, reste quand mĂȘme trĂšs faible dans les choix des candidats mĂȘme si on observe une Ă©volution, analyse-t-elle. Mais surtout, les collectifs et mouvements sociaux Ă©manant de ces quartiers n’ont pas Ă©tĂ© conviĂ©s Ă  la table de nĂ©gociation et les choix de candidats ont Ă©tĂ© faits sans eux. D’oĂč le sentiment de ne pas ĂȘtre pris au sĂ©rieux, d’ĂȘtre vu seulement comme un rĂ©servoir de voix. »

Écumer les cages d’escalier

Adama, prĂ©sent Ă  la CAN des quartiers, partage ce constat et ne se sent pas reprĂ©sentĂ©, ni mĂȘme pris en considĂ©ration : « Depuis Chirac, on fait des barrages et une fois au pouvoir, les partis font n’importe quoi comme les lois immigration ou la dĂ©chĂ©ance de nationalitĂ©. Il ne faut pas s’étonner qu’on emprunte le chemin d’extrĂȘme droite. »

Son ami Michel abonde : « Tous les partis se ressemblent. » Il est mĂȘme parfois tentĂ© de voir la France basculer, elle qui tente le diable depuis tant d’annĂ©es. « Qu’on y aille, on va bien souffrir et on passe Ă  autre chose ensuite. » « Pas sĂ»r », rĂ©torque Adama.

Sans compter qu’un tabou a sautĂ©, rappelle Abdelali Meziane. Le vote RN ne s’exerce plus dans le secret de l’isoloir, mĂȘme ici dans cette ville oĂč une partie de la population est pauvre et issue de l’immigration. « Ça ne fait plus peur. Certains souhaitent mĂȘme que le RN l’emporte pour rĂ©tablir l’ordre et la sĂ©curitĂ©. Ils tiennent un discours sociĂ©tal trĂšs dur. Avec cette logique du “on n’a jamais essayĂ©â€, sur un mode presque rĂ©volutionnaire. »

Difficile donc de prĂ©voir si la rhĂ©torique du barrage va parvenir Ă  mobiliser, prĂ©vient encore la sociologue Marie-HĂ©lĂšne BacquĂ©. « Outre la question de la reprĂ©sentation, le programme reste un enjeu, sur les questions sociales mais aussi les enjeux de discrimination. Et enfin, outre les rĂ©seaux sociaux qui jouent un rĂŽle important, il faut remobiliser les mĂ©thodes habituelles de militantisme de quartier qui ont fait leurs preuves comme le porte-Ă -porte ou mĂȘme les rĂ©unions d’appartements. » Mais tout dĂ©pendra des forces prĂȘtes et capables d’écumer les cages d’escalier.

Mohamed Mechmache a profitĂ© de la CAN des quartiers pour aller voir les jeunes et discuter avec eux. De son cĂŽtĂ©, Ayoub utilise Snapchat et Instagram pour sensibiliser dans son entourage et parmi ses connaissances. Le jeune homme rĂ©pond aux interrogations, assez nombreuses, comme il peut. L’avĂšnement de TikTok comme canal de mobilisation est intĂ©ressant Ă  ses yeux, mĂȘme s’il en perçoit les limites. « Malheureusement, ça reste de l’information fast-food. »

Il demeure rĂ©aliste, car il connaĂźt par cƓur son territoire. « On ne va pas passer de 70 % d’abstention Ă  30 %. MĂȘme s’il y a un petit sursaut, il restera lĂ©ger. » Mais le tumulte et les rebondissements de la vie politique de ces dix derniers jours donnent de l’espoir Ă  Abdelali Meziane, alors pourquoi pas un « miracle » ? Sous la forme de jeunes abstentionnistes qui se dĂ©placeraient aux urnes, parce qu’un footballeur ou un chanteur leur aura dit de voter contre le Rassemblement national. « Dans les derniĂšres heures, il peut y avoir un raz-de-marĂ©e  » Croire aux miracles pourrait ĂȘtre le mantra de ces militants acharnĂ©s de la participation.